Départs groupés de partners : les règles d’une drôle de guéguerre

Clauses de non-concurrence, de non-sollicitation, courriers d’avocats, envoi d’huissiers, tout est bon pour empêcher ou punir les départs « en grappe » de partners d’un cabinet à l’autre.

En bout de course cependant, dans le conseil en stratégie, les contentieux se bouclent en général par des négociations à l’amiable.

Benjamin Polle
29 Nov. 2019 à 05:46
Départs groupés de partners : les règles d’une drôle de guéguerre

Les cabinets de conseil en stratégie sont chatouilleux quant aux possibles débauchages par des cabinets concurrents de leurs partners – ces profils seniors garants de l’expertise, de l’activité et du chiffre d’affaires.

L’actualité internationale du secteur est riche des exemples de plaintes déposées par un employeur contre un partner démissionnaire pour la concurrence (ici le cas d’une directrice d’Accenture partie pour le Boston Consulting Group (BCG), un senior partner parti de McKinsey pour Accenture).

Moins de 10 % de départs groupés de partners par an

Quoique plus rares, les départs groupés suscitent la même irritation des employeurs. Ils voient, d’un coup, un pan entier de leur équipe d’associés prendre la poudre d’escampette. « En général, on n’est jamais heureux de voir partir des collaborateurs. Mais au sein d’AlixPartners, nous n’avons connu qu’un départ groupé il y a plusieurs années déjà », dit Alain Guillot, patron du bureau de Paris d’AlixPartners, au sujet du départ simultané de trois associés de son cabinet pour le BCG au cours du second semestre 2017.

Par le passé, il y eut aussi, début 2019, les départs de cinq partners de Monitor Deloitte pour Global Strategy Group (GSG) par KPMG, en 2014 ceux de partners aéronautiques de Roland Berger pour le Boston Consulting Group, en 2015 ceux de partners services financiers de Roland Berger pour Accenture Strategy, ou en 2011 ceux de plusieurs partners services financiers d’Oliver Wyman vers Roland Berger.

« Combien y a-t-il de partners de cabinets de conseil en stratégie sur la place de Paris ? s’interroge anonymement un partner qui par deux fois dans sa carrière a compté dans ces mouvements en grappe. Disons entre 400 et 500. Sur ce nombre, 30 à 50 doivent chaque année changer de cabinet soit parce qu’ils sont poussés vers la sortie, soit parce qu’ils cherchent un nouveau défi professionnel. »

Clause de non-concurrence : jamais utilisée, rarement écrite

Dans son cas, un de ses deux départs a donné lieu à l’envoi d’un courrier de son ancienne maison lui rappelant ses obligations : non-concurrence, respect de la propriété intellectuelle et non-débauchage des équipes. Puis, plus rien. La clause de non-concurrence – qui pour être valide est conditionnée notamment par le versement d’une contrepartie financière – ne lui est pas payée et le courrier reste lettre morte.

Ce rappel à la loi est l’une des réponses possibles d’un cabinet mis devant le fait accompli. Ce fut aussi la réponse choisie par EY lors du départ d’une consultante vers A.T. Kearney, comme le rappelle maître Philippe Ravisy, avocat fondateur du cabinet Astae et spécialiste du secteur du conseil. « Un courrier fut adressé à ma cliente pour lui dire à quel point son départ était scandaleux, mais rien n’avait été fait ensuite », indique Philippe Ravisy.

Car, si les contrats de travail signés par les partners avec les cabinets de conseil en stratégie font encore parfois figurer – c’est beaucoup moins le cas que pour les avocats – une clause de non-concurrence, il est d’usage qu’elle soit levée au moment du départ.

Pour une raison principale : démontrer devant un tribunal qu’un ou plusieurs partners d’un cabinet de conseil en stratégie enfreignent ces clauses n’est pas évident.

Parole d’avocat. « On peut comprendre qu’un ingénieur en charge de la formule de fabrication des pneus Michelin pour la Formule 1, renouvelée chaque année, fasse l’objet d’une clause de non-concurrence stricte. Idem d’un chimiste pour un parfum de L’Oréal. Mais quel est le savoir-faire à ce point extraordinaire d’un consultant en stratégie ? Ses matrices ? Elles sont dans l’immense majorité des cas publiques, en se donnant la peine de retrouver les ouvrages dans lesquels elles ont été publiées. Ses contacts ? Il faut être un peu benêt pour partir avec le fichier clients de son cabinet. Les sociétés de conseil en stratégie dont nous nous parlons chassent tous les mêmes éléphants et chacun sait avec qui il a bossé ou non. »

« La clause de non-concurrence est trop vaste pour être appliquée dans le conseil en stratégie », confirme Thibaut de Saint Sernin, avocat associé du cabinet Saint Sernin, qui intervient régulièrement auprès de consultants du secteur.

En revanche, d’autres clauses dites de non-sollicitation peuvent se substituer à la clause de non-concurrence : elles doivent prévenir qu’un groupe de partners partants sollicitent des équipes encore en fonction ou des clients. Sous réserve, comme pour la clause de non-concurrence, qu’une indemnité soit payée, ce qui est rarement le cas.

Les actions en concurrence déloyale se terminent généralement en négociations confidentielles à l’amiable

Devant la faiblesse de ces clauses, l’employeur peut décider d’aller plus loin. C’est ce qu’AlixPartners a fait en envoyant des huissiers au siège parisien du BCG pour rechercher et copier le contenu de plusieurs ordinateurs et tâcher d’y établir des actes de concurrence déloyale, de contrefaçon ou de débauchage. C'est ce que Monitor Deloitte n’a pas fait avec GSG par KPMG, selon les informations de Consultor.

« La décision d'attaquer procède le plus souvent d’une volonté de ne pas rendre la vie facile aux partners dans leur nouveau cabinet », analyse Thibaut de Saint Sernin. Une volonté de gentiment emmerder ses ex-collègues qui peut aller, pour les plus roublards, jusqu’à passer le mot aux clients : prière de ne pas bosser avec X, Y et Z, ils nous ont fait un enfant dans le dos.

Cette décision « est aussi une question de taille : les gros cabinets sontt plus enclins à attaquer même sans faute avérée, car leur surface financière le leur permet, et qu’ils peuvent assumer les frais de justice, même en cas d’échec », ajoute Thibaut de Saint Sernin.

Encore faut-il poursuivre avec un motif. Dans le conseil en stratégie, et a fortiori dans le conseil au sens large tout comme dans le reste de l’économie, les plaintes en concurrence déloyale sont monnaie courante. 

« La concurrence causée par le débauchage de plusieurs partners peut être jugée déloyale si elle provoque la désorganisation de la société d’où ils ont été recrutés », explique Thibaut de Saint Sernin.

Désorganisation dont il faut faire la preuve. Ce qui, là aussi, ne va pas de soi. C’est pourquoi nombre de plaintes se terminent en négociation à l’amiable. Ce fut par exemple le cas en 2014. AlixPartners avait porté plainte contre deux anciens associés partis chez McKinsey, quand le cabinet cherchait lui aussi à se développer dans le conseil en retournement. Un procès qui s’était soldé à l’amiable par un accord confidentiel entre AlixPartners et McKinsey.

Les rouages d’un départ collectif

Pour le reste, en vertu du principe de liberté du travail, il n’est pas interdit à une entreprise de proposer un nouvel emploi à un salarié encore en poste au sein d’une autre entreprise, quand bien même cette dernière exercerait une activité économique concurrente.

« Dans nos métiers, on ne va pas empêcher des gens qui veulent travailler ensemble, et le font bien, de le faire », déclare notre source anonyme, par deux fois impliquée dans des mouvements collectifs.

Dans son cas, lors de l’un de ces mouvements, la nouvelle de son départ diffusée en interne a déclenché des vocations chez d’autres consultants avec lesquels il avait l’habitude de collaborer. « Bien sûr, ma décision de bouger a pu en convaincre certains de suivre le même chemin. Nous partagions une analyse similaire sur l’évolution du marché et sur la pertinence d’exercer notre métier dans un autre contexte », analyse notre source a posteriori.

Sur la forme : des départs plus ou moins élégants

Les départs en grappe peuvent donc rentrer dans le jeu normal du marché, mais peuvent aussi, dans la forme, être plus ou moins élégants. « Les partners sur le départ peuvent la jouer fair play et continuer à facturer au nom de leur employeur actuel jusqu’au dernier jour de leur présence, avant de recommencer sur une feuille vierge dans leur nouveau cabinet. L’autre option, mille fois moins élégante, est de cesser de facturer lorsque le départ est acté et d’attendre le nouveau cabinet pour reprendre les facturations », détaille Philippe Ravisy.

« Il n’y pas deux configurations qui se ressemblent et aucune réponse unique à apporter en cas de départs groupés, pose Alain Guillot, managing director chez AlixPartners. L’important est de rester à l’écoute de ses collaborateurs en amont et agir sur leur attentes pour anticiper sur une volonté de départ. » Et, dans l'idéal, la désamorcer.

Par Benjamin Polle pour Consultor.fr

Oliver Wyman Boston Consulting Group McKinsey EY Parthenon Global Strategy Group Roland Berger
Benjamin Polle
29 Nov. 2019 à 05:46
tuyau

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commentaires (1)

Mister Crapoto
29 Nov 2019 à 09:30
Vous citez les mouvements Wyman --> Berger --> Accenture / Monitor --> GSG

Le seul point que vous oubliez c'est qu'il s'agit grosso modo des mêmes personnes :)

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