Consultants et politique : les dizaines de plaintes et signalements qui amènent la justice à enquêter

Exclusif. Les raisons pour lesquelles le Parquet national financier a décidé d’accélérer. Ce que dit notamment la plainte de trois fédérations CGT. Côté McKinsey, on n’en revient toujours pas de l’ampleur prise par ce sujet.

Benjamin Polle
09 Déc. 2022 à 12:00
Consultants et politique : les dizaines de plaintes et signalements qui amènent la justice à enquêter
Tribunal de Paris © Adobe Stock/laurencesoulez

Après deux années à inspecter le ban et l’arrière-ban des consultants sur leurs liens avec l’État, au parlement, dans les médias, dans l’opinion, au tour de la justice de revenir à la charge. Et pas qu’un peu. Le 24 novembre, le Parquet national financier indique avoir ouvert deux informations judiciaires sur ce sujet. La première, en date du 20 octobre, au titre de la « tenue non conforme de comptes de campagne » et de la « minoration d’éléments comptables dans un compte de campagne ». La seconde, le lendemain, le 21 octobre, au titre « de favoritisme et recel de favoritisme ».

Des formulations – qui ne ciblent aucun cabinet – que le parquet a volontairement souhaité les plus vagues possibles, a appris Consultor. Le parquet ne souhaite en effet pas préciser le périmètre de ses investigations, avec l’idée de déclencher rapidement des perquisitions ou des auditions.

Pourquoi ces nouvelles informations judiciaires dont le travail d’instruction est à présent confié à trois juges d’instruction ?

Alors même qu’une enquête préliminaire avait déjà été ouverte au chef de blanchiment aggravé de fraude fiscale à l’encontre de McKinsey le 31 mars 2022. Alors même que McKinsey a déjà été perquisitionné le 24 mai.

Le nombre des plaintes et signalements reçus a été décisif : plusieurs dizaines, selon les informations de Consultor. Certes, le parquet a dû faire le ménage entre les plaintes et les signalements acrimonieux, et les dépôts plus substantiels – eux beaucoup moins nombreux. De qui et de quoi s’agit-il ? Dur dur, du moins, de voir où le PNF veut en venir.

Sur le favoritisme ou le recel de favoritisme, il y a certes des missions gratuites, mais concernant les cabinets de conseil en stratégie, elles restent ponctuelles et ne donnent a priori pas lieu à des missions payées ensuite.

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À l’Élysée très directement, il n’y a que peu de missions à signaler : hormis pour la réorganisation des services de la Présidence ou de la cellule diplomatique. Enfin, bien sûr, il y a les grands marchés-cadres, sujets de toutes les attentions depuis 24 mois : celui de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) ou encore celui de la centrale d’achat de l’État et des collectivités, l’UGAP.

McKinsey a certes été retenu sur ces marchés comme d’autres cabinets, mais il intervenait déjà sous François Hollande ou Nicolas Sarkozy, et avant encore plus ponctuellement. Pas sûr donc que l’élection d’Emmanuel Macron lui ait bénéficié de ce point de vue ou lui ait apporté des honoraires plus importants que par le passé.

« McKinsey est un outil à fantasmes, une affaire de journalistes »

« Il y a une confusion générale sur ce dont on se parle. McKinsey est un outil à fantasmes, une affaire de journalistes et le dommage collatéral d’une bonne discussion sur le rôle des consultants dans la cité. Alors même que nous sommes 10 fois moins prépondérants auprès de l’État français que ne sont le par exemple Eurogroup, Accenture ou Capgemini. Mais, bon, sans McKinsey, ça ne ferait pas vendre », appuie une source passée par McKinsey, qui a requis l’anonymat.

De même pour la « tenue non conforme de comptes de campagne » et la « minoration d’éléments comptables dans un compte de campagne » visés par le PNF, les liens avec les consultants en général ou avec McKinsey en particulier ne sont pas évidents à faire.

« C’est lunaire de chez lunaire, on marche sur la tête. Je ne comprends pas que ce sujet prenne autant de place », lâche une source anonyme, dans le premier cercle d’Emmanuel Macron au moment de la création d’En Marche.

Car si le succès d’Emmanuel Macron à financer sa campagne de 2017, puis de 2022, auprès d’un petit nombre de chefs d’entreprise, d’avocats, de cadres de grands groupes ou de dirigeants de start-up est connu, aucune donnée ne montre une prévalence de consultants parmi ces financeurs.

« Dans une campagne électorale, plein de gens s’impliquent, qui ont tous une activité pro à côté. Vous avez des consultants dans la vie professionnelle dans tous les partis politiques, chez Marine Le Pen, chez Les Républicains, chez Zemmour, au sein de la France Insoumise. Chez En Marche, c’était pareil et il n’y a jamais eu un seul consultant à titre professionnel dans la campagne. Ce lien qui tiendrait à dire qu’il y a eu un public professionnel précis visé pour le financement de la campagne d’Emmanuel Macron, un mail, une circulaire, est un fantasme collectif », argue une source anonyme passée par McKinsey et En Marche.

Certes, sait-on que Karim Tadjeddine, l’ancien monsieur secteur public de McKinsey en France, ou son ex-collègue sur le sujet du numérique, Éric Hazan, comptent parmi ces nombreuses figures du secteur privé à rallier Emmanuel Macron en 2017 et à lui faire de nombreux dons. Certes, sait-on par les « MacronLeaks », les mails de la campagne d’Emmanuel Macron en 2017 rendus publics à la fin de la campagne, que Karim Tadjeddine a même offert de faire un prêt d’un montant inconnu en faveur du plateforme de financement participatif censée abonder la campagne. Une offre qui est déclinée par l’équipe de campagne.

Au-delà, rien n’est très tangible à ce stade.

Et au parquet, on est lucides : l’instruction des informations judiciaires est partie pour durer.

Ce que l’on sait des signalements et des plaintes au parquet

Rien de plus ne filtre. Il y a cependant ce qui est déjà public.

Il y a d’abord le signalement effectué par la commission d’enquête du Sénat auprès du Procureur de la République. Les parlementaires estimaient que les déclarations de Karim Tadjeddine, alors partner en charge du secteur public pour McKinsey en France, étaient susceptibles de constituer un faux témoignage devant une commission d’enquête et impliquaient d’être signalées au parquet. Devant la commission, Karim Tadjeddine avait indiqué : « Je le dis très nettement : nous payons l’impôt sur les sociétés en France. »

Deux contrôles menés au ministère de l’Économie et des Finances diront l’inverse : il en ressortait que McKinsey est assujetti à l’impôt sur les sociétés en France, mais que ses versements s’établissaient à 0 euro depuis au moins 10 ans. D’où la colère froide des sénateurs.

Ce signalement qui a été redéposé à plusieurs reprises au parquet pour des vices de forme a donné lieu à l'audition par la police de Karim Tadjeddine en juillet puis plus rien pour l'heure. 

Il y eut, dans les colonnes de Marianne le 5 avril 2022, différents magistrats qui s’interrogeaient publiquement sur l’absence d’enquête ouverte.

Il y a aussi eu la plainte de 50 pages déposée par la CGT auprès du PNF, que les avocats du syndicat ont officialisée le 25 octobre. Les trois fédérations de la CGT plaignantes attaquaient le recours par l’État à ces cabinets pour plusieurs motifs : détournement de fonds publics, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, favoritisme ou encore abus de confiance.

La plainte, que Consultor s’est procurée, se nourrit de plusieurs des polémiques qui ont étayé depuis 2 ans les débats en France sur la pertinence de faire intervenir des consultants dans le secteur public. La plainte revient par exemple sur l’utilité de ces missions pour l’État.

« Des prestations inutiles ou redondantes ou encore des prestations sans suite ont été payées par les ministères et administrations, et ce alors même que des évaluations négatives étaient rendues en parallèle. Il s’agit de plusieurs millions d’euros qui ont donc été dépensés pour des missions aux résultats plus que contestables », écrivent les avocats de Bourdon & Associés dans la plainte, déposée au nom des trois fédérations de la CGT.

Sur le trafic d’influence, la plainte tacle l’investissement à titre privé d’un certain nombre de consultants auprès d’Emmanuel Macron (lire nos articles sur ces associés parisiens de McKinsey qui auraient contribué à la campagne du candidat Macron et sur les consulting boys de la Macronie).

« Le nombre important de consultants du cabinet McKinsey travaillant gratuitement à la campagne de Emmanuel Macron et l’utilisation en parallèle d’une adresse électronique professionnelle par, a minima, Karim Tadjedinne (sic), ne peuvent qu’interroger », note la plainte.

Sur la prise illégale d’intérêts, les fédérations CGT plaignantes voient avec suspicion la proximité ancienne entre Emmanuel Macron et plusieurs partners ou anciens partners du cabinet.

Sont scrutés les passages de McKinsey à En Marche ou à la politique plus largement, dans un sens ou dans un autre. Sont mentionnés notamment :

  • Mathieu Maucort, ancien McKinsey, devenu après l’élection d’Emmanuel Macron directeur adjoint du cabinet du secrétaire d’État chargé du numérique, Mounir Mahjoubi ;
  • Ariane Komorn, la normalienne passée par McKinsey (de 2014 à 2017) officiellement responsable du pôle projets d’En Marche depuis de mai 2017 à 2021 ;
  • Paul Midy, devenu DG adjoint d’En Marche après une première vie chez McKinsey, aujourd’hui député ;
  • Etienne Lacourt, ancien manager de la firme, qui fut chef du pôle projets d’En Marche, puis secrétaire général de la campagne municipale du parti à Paris avant de retourner chez McKinsey, puis de prendre tout récemment la direction de la stratégie d’Axa ;
  • Martin Bohmert, membre des Jeunes avec Macron (JAM) dès leur création en 2015, qu’il dirige en 2018 et 2019, il a rejoint le cabinet a posteriori ;
  • Eric Labaye, l’ancien partner de McKinsey, choisi à la direction de Polytechnique ;
  • Marguerite Cazeneuve, un an chez McKinsey en début de carrière à sa sortie de HEC et depuis conseillère sociale dans les cabinets de Bercy, Matignon ou de l’Élysée et récemment promue directrice déléguée de l’Assurance maladie.

La plainte se demande enfin si ces liens ne se sont pas traduits par un retour d’ascenseur en faveur du cabinet – notamment à l’occasion des sommets élyséens de moralisation des géants de la tech.

Des retours d’ascenseurs que semblerait également évoquer le PNF dans son information judiciaire en parlant de « favoritisme et de recel de favoritisme ». Peu de chances pourtant que la plainte des trois fédérations CGT soit en cause : elle a été déposée le 25 octobre, postérieurement aux nouvelles informations judiciaires du PNF (20 et 21 octobre).

Quoi qu’il en soit, la CGT et leurs avocats vont à présent se rapprocher des magistrats instructeurs et pourraient se constituer partie civile. Et espère que leur plainte se joindre aux dizaines d’autres, donc, que le PNF aurait en main.

McKinsey Éric Hazan
Benjamin Polle
09 Déc. 2022 à 12:00
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commentaires (2)

StephV
14 Déc 2022 à 18:10
Demandez aux anciens McK et tous vous feront part de leur déception de voir le cabinet perdre ses boussoles. Il fût un temps où la discrétion était une valeur cardinale du cabinet, et les Partners restaient vigilants à ne pas s'engager dans des activités qui feraient mauvaise presse. Autrefois au service des clients et de la firme, les anciens voient que c'est maintenant la firme qui sert de marche-pied pour la carrière de certains, et c'est triste de voir l'ADN McK se diluer ainsi. Peut-être le signe que le siège US devrait reprendre les choses en main ?

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Mapotofu
12 Déc 2022 à 14:42
Le seul vrai sujet de McKinsey c'est qu'ils ne paient pas leurs impôts. C'est le vrai sujet litigieux car l'État ne peut pas éthiquement recourir à des prestataires qui ne jouent pas le jeu. C'est aussi le seul sujet qui peut donner lieu à des poursuites. Contrairement à ce que répète à l'envie les défenseurs du cabinet il ne s'agit pas "de simple optimisation fiscale classique 100% légale".
La facturation exagérée d'un usage de la marque et de prétendus frais de R&D à l'entité américaine du Deleware peut tout à fait relever de l'abus de droit. Les prix de transferts internes sont autorisés par l'administration fiscale mais ils doivent être fondés (surtout hors de l'UE !). Sinon aucune entreprise ne paierait plus d'impôts et même le kebab du coin de la rue facturerais 1 millions d'euros de licensing fees de la marque "Tacos Frites" à une holding sise à Guernesey. Pas sûr que la justice et / ou le fisc laisse passer.

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