39 millions d’euros en dix ans : la consulting mania de la Commission européenne
Deux mois après que les dépenses de conseil de la Commission européenne auprès des Big Four ont été rendues publiques, Consultor a passé en revue dix ans (2009-2019) de contrats de conseil en stratégie entre les services de la Commission européenne et les cabinets. Bilan des courses : quelques cabinets et quelques sujets surreprésentés, et une relation très suivie.
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Branle-bas de combat sur les contrats de conseil octroyés par la Commission européenne, le bras exécutif de l’Union européenne. Après qu’Euractiv a rendu public le 18 mars que 462 millions euros ont été dépensés par la Commission européenne dans des contrats de conseil avec les Big Four (PwC, KPMG, Deloitte et EY) en 2016, 2017, 2018 et 2019, le tonnerre politique a grondé fort.
Découvrant que les Big Four ont été régulièrement sollicités sur la réforme des systèmes judiciaires, des marchés du travail, de la police, de la santé ou des services sociaux dans différents États membres de l’Union européenne, les parlementaires européens sont montés au créneau.
Les dépenses de consulting énervent Bruxelles
Un groupe de 73 députés européens a envoyé une lettre à la Commission européenne soulevant des inquiétudes sur l’implication des sociétés de conseil dans les processus décisionnels et les conflits d’intérêts possibles dans certains domaines.
Pourtant, le rôle actif de cabinets de conseil auprès des institutions de l’Union européenne (Parlement, Conseil européen, Conseil de l’Union européenne, Cour de justice de l’Union européenne, Banque centrale, etc.) n’est pas neuf (relire nos articles ici, ici, ici et ici).
Ceci étant, des données rendues disponibles par la Commission européenne permettent de donner une photographie encore plus précise de ces dépenses de conseil.
39 millions d’euros en dix ans
39 millions d’euros d’honoraires via 79 missions différentes entre 2009 et 2019 (chiffre à relativiser à l’aune des 6,1 % de budget qui vont à l’administration de l’Union européenne en 2020, soit de l’ordre de dix milliards d’euros par an) : tels sont les contrats de conseil passés par les services de la Commission européenne ou par des agences exécutives dépendantes de la Commission européenne.
Ces contrats ont été conclus par la Commission avec les cabinets de conseil en stratégie suivis par Consultor.fr (voir notre guide des cabinets de conseil en stratégie). C’est ce qu’il ressort de l’examen des données disponibles sur le système de transparence financière de la Commission européenne, qui couvre les noms des bénéficiaires de fonds alloués chaque année par la Commission.
Vingt missions en trois ans pour Roland Berger sur Galileo
Roland Berger illustre au premier chef la propension de la Commission européenne à s’adjoindre les services de consultants en stratégie extérieurs. Entre 2010 et 2013, plusieurs directions ont fait appel pas moins de vingt fois à Roland Berger, sur un même et seul sujet : le projet d’une radionavigation européenne par satellite, Galileo.
Depuis 1999, la Commission européenne a pour ambition de mettre sur orbite trente satellites à des fins d’usage civil dans de nombreux domaines (transports, santé…) et ainsi gagner son indépendance notamment vis-à-vis du GPS américain. Vingt ans plus tard, en 2019, un milliard d’utilisateurs y avaient recours.
Pour en arriver là, le chemin a été deux fois plus long que prévu et les coûts de développement du programme ont crevé le plafond. C’est dans ce contexte qu’au sein de la Commission européenne, qui est le principal organe de gestion de Galileo, la direction générale des entreprises et de l’industrie ainsi que, plus marginalement, la direction générale de la mobilité et des transports se sont abondamment tournées vers Roland Berger.
En l’espace de trois ans, elles ont mandaté dix-neuf fois Roland Berger en lien avec le projet de radionavigation européenne. Stratégie concernant la propriété intellectuelle, étude sur les vulnérabilités, soutien au management du projet… au total, Roland Berger a facturé 10,3 millions d’euros sur ce sujet aux services de la Commission européenne.
Direction des entreprises, plus grosse acheteuse de conseil en stratégie
Le sujet explique par ailleurs la surreprésentation des commandes de la direction des entreprises et de l’industrie : vingt et une au total sur la période, loin devant la direction générale de la mobilité et des transports.
Cette dernière a mandaté exclusivement Roland Berger : sur la radionavigation européenne comme nous venons de le voir, mais également sur des sujets aussi divers que le financement des transports publics, sur l’évaluation de la liste noire européenne des compagnies aériennes ou sur le marché du transport maritime.
Viennent ensuite les directions générales de la concurrence – qui a fait travailler Oliver Wyman par huit fois sur la période et sur l’unique sujet de la valorisation d’actifs financiers détériorés (pour un total d’honoraires de 2,8 millions d’euros) – et celle de l’énergie.
Celle-ci a également puissamment recouru aux services de Roland Berger (cinq missions) ainsi que CYLAD Consulting en 2019 et Monitor Deloitte une fois en 2016. Les missions ont porté sur des sujets aussi divers que le financement de projets d’infrastructures, le développement d’un réseau offshore en mer du Nord ou les façons de favoriser les interconnexions entre les réseaux d’énergie européens.
Roland Berger, roi de la strat’ européenne
Autant de missions pour Roland Berger qui expliquent un total d’honoraires de 23,1 millions d’euros sur la période, loin, très loin devant ses concurrents. McKinsey a de son côté perçu 5,6 millions d’euros : le cabinet est par exemple intervenu en Ukraine pour l’évaluation des capacités de stockage de gaz (mission facturée à 1,9 million d’euros à la direction générale du voisinage et des négociations d’élargissement), une mission sur les applications industrielles de l’intelligence artificielle (966 975 euros facturés à l’Agence exécutive pour les petites et moyennes entreprises) et a mené un très grand nombre d’études internes pour le compte de la direction générale de l’aide humanitaire et de la protection civile.
En volume d’honoraires, viennent ensuite par ordre décroissant Kearney, le Boston Consulting Group et Oliver Wyman. Kearney a par exemple décroché une importante mission pour la direction générale des entreprises et de l’industrie dans le cadre d’un programme sur l’innovation et la compétitivité – mission facturée 1,9 million d’euros aux services de la Commission européenne.
Le BCG a, lui, remporté une importante mission financée par la direction générale de l’élargissement qui a conduit le cabinet en Serbie. Là, le BCG a honoré un contrat pour le compte de Srbijagas, fournisseur de gaz serbe, dans le cadre de l’action de la Commission européenne pour la transition et le renforcement des institutions en faveur des pays candidats potentiels à l’entrée dans l’Union européenne. Le cabinet est aussi intervenu sur l’identification des atouts industriels européens et sur le développement d’outils stratégiques pour les musées d’art.
À noter que quasiment aucun bureau français n’apparaît nommément dans les données d’achat de la Commission européenne. Dans le cas de Roland Berger, cela s’explique par le fait que la France est une succursale de la Gmbh allemande – le bureau français a pu intervenir dans les nombreuses missions, mais, juridiquement, seule l’entité juridique allemande apparaît. Pour Kearney, la quasi-absence du bureau français sur les sujets secteur public explique probablement pourquoi Paris n’existe pas dans cette base d’achats. De même que Bain & Company, tous bureaux confondus, qui n’apparaît pas dans les achats de conseil de la Commission européenne.
Le podium des trois missions les plus chères du lot revient à… Roland Berger ! En 2014, le cabinet allemand a facturé quasi 4 millions d’euros à la direction générale de la coopération internationale et du développement pour une mission visant au lancement d’un centre dédié aux coopérations entre l’Union européenne et l’Irak en matière d’énergie. De même, Roland Berger a-t-il planché sur le rôle des régions et des villes dans la digitalisation européenne et sur les façons de pousser les entreprises à réduire les écarts salariaux entre les femmes et les hommes – deux missions facturées 2,5 millions d’euros à chaque fois, respectivement à l’Agence exécutive pour les petites et les moyennes entreprises et à la direction générale des entreprises et de l’industrie.
La Commission européenne veut faire œuvre de transparence
De nouveaux éléments chiffrés à même de faire évoluer les pratiques d’achat ? C’est du moins les intentions désormais affichées par l’exécutif européen.
Devant l’avalanche de contrats de conseil portés à la connaissance du grand public par Euractiv, la Commission européenne a indiqué qu’elle réfléchissait à la mise en œuvre de règles déclaratives plus strictes concernant de possibles conflits d’intérêts entre des missions effectuées pour l’exécutif européen et d’autres clients dans le secteur privé.
Ironie de la situation, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est elle-même tancée en Allemagne pour son recours généreux aux consultants lorsqu’elle était ministre de la Défense outre-Rhin. Affaire pour laquelle elle a été entendue en février 2020 par le Parlement allemand. Son fils, David von der Leyen est, par ailleurs, un ancien consultant de McKinsey & Company.
La Cour des comptes européenne a fait de son côté savoir qu’elle préparait un audit pour évaluer si les résultats des accords entre la Commission et les sociétés de conseil privées présentent un bon rapport qualité/prix et s’ils n’entraînent pas de conflits d’intérêts éventuels. La finalisation de ce rapport est prévue d’ici la fin 2021 ou le début 2022.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
Crédit photo : Guillaume Périgois @guillaumeperigois Unsplah.
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secteur public
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