Pourquoi la France n’achète pas (davantage) de conseil français ?
Pouvoirs publics comme grands groupes ne cessent d’invoquer les enjeux de souveraineté. Pourtant, quand il s’agit des principaux marchés de conseil en stratégie, ce sont rarement des cabinets français qui l’emportent.
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Les récents appels d’offres publics donnent le ton : en 2022, sur le champ de la strat’, la DITP a reconduit le BCG et choisi Oliver Wyman en remplacement de McKinsey, qui n’avait pas candidaté. L’Européen Roland Berger complète cette liste.
Même logique du côté de l’UGAP, en 2022 toujours, où PwC a été retenu – avec des partenaires français, hors strat – et McKinsey, reconduit en binôme avec Eurogroup.
Quelques exceptions néanmoins, à l’image d’Avencore ou de CMI, sélectionnés par la RATP et/ou la Banque des Territoires.
Pour mieux cerner la situation, nous avons interrogé Christophe Piekarski et Benjamin Gilles de Kéa, ainsi que le président de Mews Partners Flavien Lamarque.
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Le conseil en stratégie « historiquement » anglo-saxon
C’est le premier facteur mis en avant par Christophe Piekarski, associé chez Kéa et responsable de la filiale Secteur public lancée tout récemment avec iQo : « Pendant longtemps, il y a eu une surreprésentation des cabinets anglo-saxons dans le conseil en stratégie, avec un ratio de 80/20. C’était moins vrai sur le conseil en management opérationnel, où l’on trouvait davantage d’acteurs français, comme Eurogroup ou Capgemini Invent. »
La mesure exacte de cette prédominance reste toutefois délicate. Si le rapport de la commission d’enquête sénatoriale de 2022 a établi que « 20 cabinets – représentant environ 1 % du marché – captaient 55 % des prestations ministérielles », Christophe Piekarski estime que la segmentation opérée restait imprécise.
« C’est donc bien en regardant les cabinets référencés sur chaque grand marché pluriannuel que l’on comprend comment les cartes sont redistribuées ou non », complète Benjamin Gilles de Kéa.
Reconduire les sortants, une facilité bien ancrée ?
Sur le segment de la stratégie, des acteurs comme McKinsey, le BCG ou Roland Berger – chacun ayant récolté plusieurs millions d’euros entre 2018 et 2021 – ont été choisis et « rechoisis » par les prescripteurs publics.
L’exemple de l’UGAP illustre bien cette tendance. Eurogroup a ainsi été sélectionné trois fois d’affilée comme prestataire de premier ou second recours. Autre segment, celui des prestations intellectuelles informatiques, où cinq attributaires sur six sont restés identiques en 2022 par rapport au précédent marché, même si les groupements ont évolué. Reste à savoir si le renouvellement en cours rebattra les cartes.
Sachant que ces missions relèvent souvent de grands projets de transformation, sur le long terme. « Une mission de conseil est avant tout un partenariat, souligne Benjamin Gilles. La connaissance d’un contexte, d’un environnement particulier et d’un historique, fait gagner du temps. » L’associé, qui accompagne quasi exclusivement des opérateurs de santé publique chez Kéa, explique qu’il n’est pas simple « d’arriver dans une mission où des relations de confiance ont été créées avec un autre cabinet, avec un diagnostic qu’il est impossible de requestionner en tant que nouvel entrant ».
Pour les prescripteurs, l’enjeu de continuité serait donc réel, accentué par la tendance des acheteurs de conseil « à réduire leurs portefeuilles de cabinets pour rendre leurs consultations plus performantes », indique Flavien Lamarque de Mews Partners.
Un phénomène qui s’observe dans le secteur public comme privé et qui a pour conséquence « de resserrer la sélection autour des grands cabinets internationaux, généralistes. Pas beaucoup, et souvent les mêmes ».
Plus qu’une expertise, une signature
Dans le conseil en stratégie, « l’effet de marque » jouerait par ailleurs à plein selon Christophe Piekarski : « Faire appel à des cabinets extrêmement connus et reconnus pour certaines compétences, c’est offrir un gage de sécurité. » Un choix qui vise autant à rassurer la hiérarchie administrative et politique qu’à sécuriser vis-à-vis de l’opinion et des corps de contrôle.
Cela ramène à la question des références. « Il est souvent demandé d’avoir déjà démontré un accompagnement de même nature, souligne Benjamin Gilles. Or, qui dit cabinet international, dit références internationales également. »
Les grands cabinets anglo-saxons disposent de cas d’usage et de best practices qui nourrissent la réflexion des opérateurs publics. Leur capacité à montrer « ce qui s’est fait ailleurs » et à évaluer la transposabilité aux spécificités françaises renforce donc leur avantage.
En parallèle, le fait que les équipes publiques de ces cabinets soient souvent dirigées « par d’anciens hauts fonctionnaires ou polytechniciens » facilite, selon Christophe Piekarski, l’accès aux décideurs ainsi qu’une compréhension fine des enjeux ».
Difficile de cracker la force de frappe des mastodontes anglo-saxons
Les géants de la stratégie et de l’audit ont massivement investi le marché français. Disposer « de références comme la CNAM, l’un des plus gros opérateurs d’assurance santé au monde » s’avèrerait très intéressant pour eux, justifiant de leur part « des efforts financiers, de lobbying ou de recrutement ».
Et les critères de sélection appliqués aux marchés publics désavantageraient les acteurs hexagonaux – selon tous nos interlocuteurs. Ainsi des « exigences volumiques excessivement sécurisées mises en place, selon Christophe Piekarski. Les attentes de volume de chiffre d’affaires ou de variété de ressources, exprimées plus ou moins explicitement, ne correspondent pas à la réalité du marché ». Il en irait de même pour le nombre de consultants ou « la profondeur de leur expérience ».
Dans le conseil en stratégie, les cabinets français fédérant une centaine de consultants seraient particulièrement concernés. « Pour des missions d’environ un million d’euros, qui nécessitent de mobiliser de 4 à 6 consultants, des dizaines de profils doivent parfois être présentés. »
Selon l’associé de Kéa, cette sursécurisation s’explique par la prise en compte « du montant maximum déterminé pour les contrats-cadres, alors même que ceux-ci restent tout à fait théoriques ».
Les pratiques d’achats en question
Pour Flavien Lamarque, « les critères de taille, qui excluent de fait certains cabinets français, font passer au second plan l’expertise, la spécialisation ou la proximité du marché. Cela alors même que les cabinets qui en disposent contribuent à la souveraineté du secteur ou de l’industrie concernée ».
On touche ici à la maturité des pratiques d’achats, « très variables d’un prescripteur à l’autre. Or, cela conditionne les résultats, souligne le président de Mews Partners. Certains savent privilégier les cabinets français spécialistes, pour des raisons d’expertise ou de souveraineté, ou bien des cabinets de couverture internationale quand les problématiques l’imposent. »
Pour le spécialiste des organisations industrielles, la maturité se retrouve davantage « du côté de l’achat privé que public ». Il s’agirait d’ailleurs « d’une problématique de performance des achats ». Et les critères induits « par le Code de la commande publique » en seraient en grande partie responsables, aboutissant parfois à des choix « pas toujours pertinents ».
Vers une « souveraineté intellectuelle » ?
Dans la santé, Benjamin Gilles observe une attente croissante de « partenariats avec des acteurs connaissant bien les spécificités françaises », capables de proposer « du sur-mesure, plutôt que de reproduire des méthodologies génériques ». Les prescripteurs iront-ils jusqu’à en faire un critère officiel ? Pour l’heure, seules certaines familles d’achats – comme les éditeurs de logiciels – exigent d’indiquer « la part de valeur ajoutée produite dans l’Union européenne », indique Christophe Piekarski.
En revanche, du côté de Mews Partners, Flavien Lamarque n’observe pas vraiment d’évolution. « Sauf dans la défense ou certaines industries stratégiques, dont les critères fournisseurs sont très sélectifs et peuvent inclure des habilitations ou expertises spécifiques. »
Cela le conduit à parler « de la frustration qui peut naître chez un cabinet créé en France avec des capitaux français, qui paie ses impôts ici et dont le partnership est très majoritairement en France », quand il perd des appels d’offres face à des cabinets internationaux « payant une partie de leurs impôts hors de France et dont le partnership est ailleurs ».
Il en résulte, pour certains cabinets français – dont Mews fait partie –, un « renoncement » à se positionner sur certains projets pour le secteur public.
« Nous menons des projets de recherche financés par des subventions publiques, parce qu’ils résultent de compétitions très ouvertes, avec des consortiums industriels, explique Flavien Lamarque. Mais nous avons pris le parti d’optimiser nos efforts dans nos réponses aux appels d’offres publics pour des ministères ou des institutions publiques – parce qu’il y a trop de freins, trop de critères, ce qui est dommage. Car, en tant que consultants français, nous souhaiterions davantage aider nos institutions publiques, nos administrations, à se transformer et à être plus performantes. »
Un pari sur le retour « de grands projets »
Malgré les difficultés à faire valoir ses atouts en tant que cabinet français, certains acteurs décident de se lancer, en dépit aussi de la contraction du marché – les commandes de conseil (au-delà de la seule stratégie) sont passées de 271 à 80 millions d’euros entre 2021 et 2023.
Kéa et iQo, par exemple, misent sur une reprise à l’horizon 2027, convaincus que « les besoins d’optimisation et de transformation des politiques publiques » ne pourront que croître à partir de 2027, après des années « d’actions légères ». En effet, selon Christophe Piekarski, la dernière démarche structurée de transformation remonte à la Révision générale des Politiques publiques… en 2007. Et les attentes citoyennes envers les services publics deviennent de plus en plus pressantes. De quoi susciter « une nouvelle dynamique », anticipent-ils.
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commentaires (1)
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France
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