Incertitude politique en France : le conseil en stratégie retient son souffle
Depuis 2024, l’instabilité politique est une constante. Quel est son impact sur les demandes de conseil de direction générale ?
Le vote de confiance, le 8 septembre, et l’échec de l’ancien Premier ministre François Bayrou à l’obtenir à l’Assemblée, ne sont en effet que les nouveaux épisodes de l’incertitude née de la dissolution en juin 2024. Et pas les derniers en date puisque son successeur, Sébastien Lecornu, a démissionné le 6 octobre, à peine quatorze heures après avoir présenté la composition de son gouvernement.
Dans un climat qui pèse sur de nombreuses décisions, comment se comportent les acteurs du conseil en stratégie ?
Thomas Chevre, associé fondateur de Strategia Partners, Ambroise Huret, managing partner d’eleven, et Alban Neveux, CEO d’Advention, livrent leur lecture de cette situation épineuse.
Un marché très ralenti aux lendemains de la dissolution
Pour Thomas Chevre, le choc a été manifeste. « Entre les élections législatives de début juillet et la formation d’un nouveau gouvernement, il y a eu un vrai ralentissement de l’activité de conseil. » Sachant que les JO de Paris avaient aussi « alimenté ce ralentissement, durant l’été ».
De son côté, Ambroise Huret se souvient « d’un impact immédiat dans l’univers de l’investissement, en France. Les fonds ont marqué un temps d’arrêt lors de la dissolution, afin de comprendre les incidences de ce nouvel environnement politique ». Ce fut aussi le cas « des fonds anglo-saxons pour lesquels eleven travaille beaucoup ».
Néanmoins, les investissements étrangers ne se sont pas taris, fait observer Alban Neveux. « Si l’on se base sur les Foreign Direct Investments qui mesurent l’attractivité d’un pays, la France était numéro 1 en Europe en 2024. »
Selon lui, les entrepreneurs et investisseurs regardent « les fondamentaux. La France dispose-t-elle d’un certain niveau de richesse ? Son énergie est-elle attractive ? Ses réseaux de transport sont-ils efficaces ? Sa population est-elle plutôt éduquée ? Etc. » Ils ne prendraient donc pas de décisions « uniquement en fonction de ce qui s’est passé quelques mois plus tôt ».
Dont acte. Mais l’incertitude s’est considérablement prolongée.
Quels sont les acteurs économiques impactés et à quelle échéance ?
Tout dépend des secteurs d’activités et de la taille des entreprises. « Dans la consommation, toute variation de décision politique peut avoir un effet dès le mois suivant », souligne Alban Neveux d’Advention. À l’inverse, « l’énergie ou les infrastructures travaillent structurellement dans le temps long ». Les projets déjà lancés ont donc vocation à se poursuivre.
Mais nul n’est à l’abri d’un impact différé. Selon Thomas Chevre de Strategia Partners, « sur les marchés purement français, on sent de l’attentisme sur certains projets d’investissements – industriels, R&D, développement de marchés – ou encore certains plans de recrutement sur des fonctions moteurs de croissance (commerce, marketing…), en attendant de savoir de quel côté la pièce va retomber ». Dans l’attente de connaître les mesures prises par le prochain gouvernement, certaines industries manquent de visibilité, telles que « l’énergie, l’automobile, les services environnementaux ou à la personne ». Car de multiples mécanismes entrent en jeu – « subventions & taxations, régulations, allocations budgétaires, coût du travail… »
Le crash test de l’annonce des budgets 2026 ?
Si l’incertitude est remontée d’un cran depuis fin août, il va falloir attendre quelques jours encore pour en apprécier tout l’impact. En effet, « les lignes budgétaires sont arbitrées en octobre : c’est à ce moment-là que nous saurons comment les grands corporates appréhendent la situation politique au regard de leurs investissements dans le conseil », note Ambroise Huret d’eleven.
Un contexte d’autant plus scruté que le poids des taux d’intérêt élevés freine déjà les projets industriels et les décisions d’investissement, pour les grands groupes comme pour les fonds. « Les taux d’intérêt souverains à 10 ans ont augmenté de 40 points de base depuis le début de l’été », rappelle Thomas Chevre. Cela se répercute sur le coût du financement, avec des emprunts pour les entreprises et les collectivités devenant plus chers, sur les investissements et sur la consommation ou le crédit des ménages.
Des projets de conseil fractionnés et suivis de près
Au-delà de leur volume, c’est la nature des missions qui évolue. « Les clients ne s’engagent plus sur des projets d’un ou deux ans : ils les segmentent en petites unités, parsemées de go/no go », décrit Alban Neveux.
Ambroise Huret évoque, de son côté, « une logique de proof of concept supérieure à ce qu’elle était auparavant. Pour embarquer des clients, il faut être capable de démontrer rapidement des résultats et d’avancer par itérations ». Selon lui, un cabinet comme eleven doit pouvoir « présenter de la tech, de la GenAI, dans une logique d’investissement léger pour un retour très rapide, que le client peut constater avant de se réengager davantage ».
Même constat pour Thomas Chevre, qui y voit toutefois, essentiellement, « l’accélération » d’une tendance déjà perceptible avant la dissolution.
Les scénarisations stratégiques ont le vent en poupe
C’est l’un des effets du climat ambiant : ce type de demandes explose. Pour Alban Neveux, « les cabinets ne travaillent plus sur de la planification au sens classique du terme, mais sur de la scénarisation. Il faut élaborer des stratégies incluant divers scénarios, et travailler à la mise en place de moyens ou d’organisations qui y correspondent, tout en prévoyant de pouvoir en changer. L’idée est, en quelque sorte, d’apprendre à danser à des éléphants ».
Chez Advention, cette approche se traduit, notamment, « par du war gaming et des analyses géopolitiques ». Sachant que la demande en la matière était très faible il y a encore quelques années. « L’analyse géopolitique devient une composante essentielle des réflexions que nous opérons. »
En dehors de cet aspect-là, les entreprises souhaitent disposer « de plusieurs hypothèses selon les évolutions possibles des industries et des marchés qu’elles adressent, explique Thomas Chevre. Si cette tendance date de la période Covid, elle s’est renforcée depuis ».
Au sein des cabinets, l’heure est – plutôt – à la prudence
Corollaire du comportement un peu « erratique » de leurs clients, la visibilité des cabinets se réduit. « Notre gestion des équipes, qu’il s’agisse de recrutement ou d’allocation des consultants, doit être encore plus serrée et vigilante », reconnaît Alban Neveux.
Tonalité un peu différente chez Strategia Partners, qui continue à recruter « après l’avoir beaucoup fait sur le premier semestre », alors que le cabinet revendique « une croissance de 20 % cette année ».
Quant à Ambroise Huret, il met en avant « le parcours d’eleven, qui a doublé le nombre de ses partners en 18 mois ». Preuve selon lui « qu’un petit acteur peut “utiliser” cette période pour nager à contre-courant du marché, avec une équipe d’entrepreneurs, afin d’être dans les meilleurs dispositions quand le cycle va s’inverser – moyennant le fait d’être du “bon côté” de l’histoire de l’IA ». Et cela ne dispense pas le cabinet de trouver « les bons angles » à présenter à ses clients.
L’incertitude comme « new normal »
L’instabilité politique française apparaît comme « encapsulée » dans une longue liste de tensions géopolitiques et d’incertitudes variées : guerres en Ukraine et au Moyen-Orient, tensions commerciales/tarifs douaniers imposés par les États-Unis, crise énergétique (un peu atténuée), tensions sociales et difficultés d’approvisionnement dans certains secteurs. « Les acteurs économiques n’ont d’autre choix que de s’habituer à une instabilité devenue chronique », résume Alban Neveux.
Ainsi, après l’acronyme VUCA, un nouveau s’impose : BANI – pour Brittle, Anxious, Nonlinear, incompréhensible. Mais les patrons de cabinets sont « des entrepreneurs : ils n’ont pas le temps de se lamenter. Ils doivent avancer, faire des affaires et développer de nouvelles offres ».
Dans ce contexte, s’il était possible d’émettre un vœu auprès du génie de la lampe – petit clin d’œil –, un patron de cabinet préférant rester anonyme formulerait celui-ci : « Que les forces politiques trouvent un accord de gouvernement a minima pour “tenir” jusqu’aux prochaines élections, quitte à repousser certains choix politiques à l’élection présidentielle de 2027. Cela offrirait un peu de visibilité – et de stabilité – aux acteurs économiques. »
Car, comme le souligne Alban Neveux, « au bout du compte, nous avons tous besoin de comprendre la partition que vont jouer les pouvoirs publics, afin d’arbitrer en fonction ».
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