Design et conseil : diversification réussie ou vernis raté ?
Dernier avatar de l’animation de l’intelligence collective en entreprises, les cabinets de conseil en stratégie, dans le sillage des grandes corporations et des écoles de commerce qui en ont fait un buzzword, multiplient les rachats, les recrutements et les méthodologies sur le design thinking.
Énième coloration marketing d’une vieille idée ou vraie révolution ? Les pratiques actuelles dans le secteur du conseil en stratégie sont quelque part au milieu.
Murs de post-it, ateliers de créativité… La tendance est claire. Nombre de sociétés historiques du conseil en stratégie se sont saisies récemment des rudiments du design thinking – cette méthodologie protéiforme d’intelligence collective vieille de plusieurs décennies.
Feu de tout bois
Par rachats d’abord. McKinsey a multiplié les acquisitions et vient de lancer une marque de design, McKinsey Design. Quelques mois plus tôt, c’était le Boston Consulting Group qui officialisait l'achat de Maya Design, société de design digital américaine. Plusieurs dizaines d'autres opérations de croissance externe du conseil vers le design ont été recensées ces dernières années.
Ou par formation et recrutement. Chez Bain, des spécialistes de l’expérience utilisateurs, les UX designers, des développeurs de softwares et des product designers sont regroupés au sein d’Adapt, une entité dédiée dont le design thinking est l’une des boussoles.
Chez le spécialiste de la transformation digitale onepoint, le premier designer a été recruté voilà deux ans. Il a fait depuis des petits : l’équipe de designers compte désormais une cinquantaine de personnes. À Paris, d’ici Noël, ce n’est pas moins de la moitié du staff d’A.T. Kearney qui assistera à une des sessions récurrentes de formation sur le sujet.
« Là où historiquement un cabinet de conseil reposait sur deux jambes, des secteurs et des fonctions, de nouveaux modus operandi émergent dont les consultants doivent se saisir », explique Nicolas Lioliakis, le managing director d’A.T. Kearney pour la France.
Internaliser ou ne pas internaliser
Méthode agile, data science, smart IT, intelligence artificielle et… design thinking, telles sont les « cinq briques de modes opératoires qu’on amène aux clients », détaille encore Nicolas Lioliakis. Comme récemment dans une banque qui voulait faire émerger de nouveaux modes de relation avec ses clients.
Sur ce sujet, le cabinet a pleinement investi les méthodes du design thinking : partir de l’usage des consommateurs ou des usagers pour imaginer des solutions empiriques hors des pistes balisées, les « prototyper » et les tester, jeter les moins bonnes et garder les meilleures. Fini le chemin classique d’une mission de strat’ avec ses différentes phases de diagnostic, d’analyse et de solution.
Pour A.T. Kearney, cela passe aussi par des partenariats avec une galaxie d’agences spécialistes du sujet à qui le cabinet peut sous-traiter une partie de ses missions. D’autres internalisent, comme Roland Berger qui vient de recruter Mathieu Griffoul, un principal chargé de faire le lien entre les partenaires externes spécialistes, auxquels le cabinet recourt également, avec les profils plus classiques de consultants d’un cabinet de conseil de direction générale.
Pour dépouiller les modèles de relations d’un assureur avec ses courtiers, le cabinet aurait traditionnellement exhumé l’ensemble des modèles à l’œuvre sur le marché et les aurait segmentés. Avec une dose de design thinking, Roland Berger fait entrer en piste des anthropologues qui beaucoup plus finement vont rencontrer plusieurs courtiers et comprendre pourquoi les uns et les autres collaborent avec telle assurance et non avec telle autre.
« L’idée est de signaler très tôt aux consultants qu’une démarche alternative beaucoup plus large est possible », explique Mathieu Griffoul. Essor donc du design thinking dans le secteur. Ce qui est contre-intuitif pour plusieurs raisons.
« En deux jours d’ateliers de créativité, il est difficile d’être réellement porteur de rupture »
D'abord, il ne date pas d’hier et le secteur s’en est déjà inspiré : « Il y a vingt-cinq ans, on essayait déjà des interviews, des formats nouveaux de réflexion collective et de brainstorming », rappelle Nicolas Lioliakis. Puis les profils analytiques des consultants en stratégie ne semblent pas les mieux qualifiés pour se livrer à cet exercice de créativité.
« Les consultants ont eu tendance à n'appliquer que la partie la plus amont : le reframing, lorsque l'on cherche à faire évoluer sa compréhension d'un problème et à réaliser que le sujet traité n'est pas le bon. Mais le design, ce n'est pas que du thinking, c'est aussi du doing. Une immersion auprès des usagers prend plusieurs mois. En deux jours d’ateliers de créativité, il est difficile d’être réellement porteur de rupture », tacle Martin Lauquin, expert des approches design chez Weave et co-auteur du livre Are you Design ?.
Croiser conseil de direction générale et design thinking, d’accord, mais pas sur tous les sujets. C’est ce que défend Olivier Sibony, l’ancien director de McKinsey et professeur de stratégie à HEC, qui vient de cosigner avec son homologue Bernard Garrette Cracked it!, un livre-boîte à outils pour quiconque veut s’imprégner des meilleures méthodologies de résolutions de problèmes complexes, notamment élaborées dans les cabinets de conseil en stratégie. L’ouvrage fait la part belle au design thinking.
« Pour certains types de problèmes, on préférera une réflexion étroite et traditionnelle façon McKinsey ; pour d’autres sujets, une approche d’entrepreneur ou de créatif est plus souhaitable », défendait Olivier Sibony en septembre devant le consulting club de HEC.
Certains secteurs et clients sont plus ouverts au design thinking
Même son de cloche du côté des praticiens pour qui le design thinking passe mieux dans certains secteurs en lien plus direct avec les usagers finaux (services financiers, grande distribution, transports) ou auprès de certaines générations de dirigeants plus jeunes.
Parfois, Roland Berger n’hésite plus à présenter les conclusions de ses missions par des maquettes, des grands formats papier A0 ou des chroniques écrites plutôt que sur un PowerPoint. Ce qui n’est pas possible auprès de tous les clients.
« Certains comités de direction ne veulent pas que le format de ce qui leur est présenté soit bousculé », se souvient Mathieu Griffoul. Pas la peine donc de faire pleuvoir des post-it parce que c'est la mode à chaque réunion avec les clients. Le pragmatisme est de rigueur.
L’idéal, défendait Bernard Garrette fin septembre à HEC, est de « combiner différentes approches de résolutions de problèmes les unes avec les autres, et ce de manière cohérente pour pouvoir s’attaquer à un champ relativement large de sujets, y compris ceux qui incluent de la créativité et de l’innovation ». Là, précisément, où les têtes bien faites de la stratégie ne sont pas des cracks.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
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