Les architectes de la pensée
Comment les « multinationales du conseil » imposent-elles les tendances managériales ?
Les big five dictent aux entreprises les pratiques qu’elles doivent adopter pour paraître modernes, rationnelles et efficaces. Une lutte d’influence, y compris sur le marché du conseil, où chacun essaie d’imposer son propre concept.
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Comment expliquer qu’au même moment, dans des entreprises et des secteurs différents, un nombre important de managers utilisent la même pratique de gestion alors qu’ils n’ont pas les mêmes modes de fonctionnement ?
C’est pour répondre à cette question que Romain Zerbib, enseignant-chercheur en stratégie au sein de l’Institut international du commerce et du développement, a écrit La Fabrique du prêt-à-penser. Dans cet ouvrage, il décortique les stratégies des grands cabinets de conseil, ceux qu’il appelle les « multinationales du conseil » : « Au cœur du système se trouvent celles que l’on peut appeler les big five, c’est-à-dire BCG, McKinsey, Bain, Booz & Company et Roland Berger, détaille Romain Zerbib. Ce sont, à certains égards, des architectes de concepts, de valeurs et de croyances. »
Ces cabinets, explique le chercheur, sont à l’origine de concepts managériaux qui s’implantent avec plus ou moins de succès. Quand ces concepts sont adoptés, ils acquièrent une légitimité qui permet au cabinet de les monétiser efficacement. Les exemples abondent, Romain Zerbib cite notamment le Strategic Game Board ou encore le Problem Solving Test, tous deux conçus et diffusés par McKinsey. Le Strategic Game Board doit permettre de répondre à trois questions aussi simples que fondamentales : où, quand et comment entrer en concurrence sur un marché ? Cette matrice permettrait d’expliquer la stratégie du géant pharmaceutique Pfizer à la fin de la décennie deux mille et ses efforts pour quitter certains marchés et recentrer son activité sur d’autres.
« Les cabinets ont réussi à fabriquer une confusion entre la performance de grandes entreprises et l’usage supposé de l’offre qui est la leur, poursuit Romain Zerbib. Elles fabriquent un écho, un prestige très fort par rapport à leurs produits. » Si General Electric utilise une matrice McKinsey et que durant cette période le groupe génère d’importants profits, le cabinet rebondit sur ce succès et adopte un discours selon lequel la mise en pratique de leur offre est vraiment favorable à la performance des entreprises. En conclusion, « il s’opère un amalgame entre l’une des entreprises les plus puissantes du monde et une pratique de gestion. »
Le système des « 7-S »
Pour atteindre cette performance, les cabinets de conseil mettent au point des outils non seulement simples et efficaces, mais aussi modernes et rationnels. Ils multiplient ainsi les études scientifiques qui permettent d’adosser la légitimité de leurs concepts sur toute une série de chiffres et d’équations censés démontrer que n’importe quel manager rationnel et impliqué dans la réussite de son entreprise choisira cette méthodologie. Les cabinets « ont parfaitement compris que les managers adoptaient une pratique en fonction de ces deux leviers-là, explique Romain Zerbib. Cela s’incarne jusque dans le champ lexical : en fonction du vocabulaire, on identifie tout de suite les managers à la pointe des nouvelles techniques. L’usage ou non de ces champs lexicaux peut constituer, pour le manager, des chances d’évoluer ou non au sein de son organisation. »
La méthode de 7-S : la clef pour la réussite d’une entreprise, titrait un article du Cercle des Échos, mettant ainsi en avant l’une des matrices de McKinsey qui a connu un succès non négligeable. Tout y est : les auteurs du concept expliquent qu’ils partent de l’expérience accumulée pendant des années par des entreprises performantes, puis ils proposent une formule en sept étapes, les fameux « 7-S » qui résument la méthode. « Une allitération de génie », explique l’un des fondateurs de la matrice, Tom Peters, estimant que la simplicité affichée de la méthode a grandement participé à sa réussite. Le cabinet conçoit les 7-S comme un outil de diagnostic qui permet aux entreprises qui l’adoptent de « comprendre la dynamique d’un marché, d’effectuer des changements importants dans l’organisation ou de lancer un projet », indique l’auteur de l’article du Cercle.
Si le concept a été développé par Richard Pascale, Anthony Athos, Tom Peters et Robert Waterman dans les années quatre-vingt, il illustre la capacité de certaines matrices à durer dans le temps, gage selon les cabinets de leur pertinence. Trente ans après la naissance des 7-S, Rajat Gupta les qualifiait encore comme « une approche qui combine les facteurs essentiels qui alimentent les organisations fortes […]. Le système 7-S reste l’un des éléments durables qui permettent la mise en place d’un management appliqué et bien ciblé ». Comme les modes qui durent, les modèles à succès sont exploités et affinés avec le temps.
« Les cabinets imposent leurs modèles de gouvernance »
« Les cabinets de conseil imposent leurs normes et leurs standards au travers de la formation des cadres, en imprégnant la formation des futurs managers au sein des grandes écoles de commerce, avec les prix qu’ils remettent et les différents ouvrages qu’ils publient, affirme Romain Zerbib. Ils quadrillent l’environnement managérial et ils réussissent à organiser cet univers en fonction de standards qui sont les leurs. »
L’un des exemples les plus parlants, d’après le chercheur, est celui de la matrice BCG, à la fin des années soixante-dix. À ce moment-là, la mode ultime était de recentrer ses actifs et d’essayer de trouver des modalités de gestion de portefeuille. Cette démarche a conduit beaucoup de managers à opérer exactement les mêmes arbitrages. À tel point que des chercheurs ont estimé que la matrice BCG, à certains égards, était responsable du déclin relatif des États-Unis, parce que c’était un outil qui avait conduit les dirigeants à ne pas prendre de risques. Tous les dirigeants, à un moment donné, avaient la même manière de concevoir le marché, par le prisme de cette pratique. « Il s’agit d’un cas extrême, relativise Romain Zerbib. Aujourd’hui, il n’y a pas une seule pratique qui s’impose. Mais les cabinets ont une responsabilité : ils orientent les arbitrages des dirigeants, ils imposent leurs modèles de gouvernance. Ce n’est pas anodin. »
Les cabinets de conseil se livrent une véritable guerre économique pour imposer le prochain concept à la mode. Lorsque l’un réussit à établir un nouveau standard, les autres s’inclinent et développent des pratiques ressemblantes. Ce sont souvent les gros cabinets qui mènent la danse, mais pas toujours, estime Romain Zerbib, qui cite le cas des « 5 steps », un concept développé au sein de Valéo avec la participation du fondateur de MNM Consulting.
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