Néophyte et expert : la schizophrénie des consultants au quotidien
Le job implique de tenir une ligne de crête particulièrement étroite entre l’apprentissage de réalités sectorielles dont on ignore tout ou presque au début de chaque mission, et l’expertise attendue par des clients qui paient le prix fort pour un haut niveau de service.
Une tension qui s’exerce à tous les âges et oblige à des numéros de funambulisme pour ne pas dilapider un des plus précieux actifs du consultant : sa crédibilité.

Commande inhabituelle reçue chez Corporate Value Associates (CVA) récemment : un distributeur de produits halal se demande comment améliorer la distribution de la viande abattue selon les rites musulmans. La distribution, CVA connaît et plutôt bien même. Mais la distribution des produits halal en particulier, nettement moins, voire pas du tout, ce n'est pas un sujet sur lequel le cabinet a déjà eu maintes fois l’occasion de travailler. CVA obtient tout de même la mission.
L’exemple est d’autant plus parlant qu’il est révélateur de l’une des plus vieilles critiques adressées aux consultants. Ceux-ci sont structurellement taxés – et parfois dans des termes désagréables – d’être des répétiteurs dans de jolis costumes, des fraudeurs hors de prix, ou encore « ceux qui vous piquent votre montre pour vous donner l’heure et qui partent avec la montre », comme le proclame le dicton anglo-saxon.
Un délit présumé d’incompétence dont se rendraient coupables les consultants. Par la nature même de leur métier à la mission, ils passeraient leur temps à découvrir des sujets sur lesquels ils doivent simultanément avoir tous les atours de parfaits sachants.
« Soyons honnêtes : je n'y connaissais rien »
Apprendre et professer : le paradoxe est réel pour les consultants juniors. Jérémie Gabbay, un étudiant de l'EM Lyon passé en stage chez Roland Berger, se souvient particulièrement de ses nœuds au ventre avant d'aborder ses premières missions au sein du bureau parisien du cabinet de conseil. « Quand on commence, que ce soit en stage ou en CDI, on se pose évidemment beaucoup de questions. Ma première mission était dans l'industrie automobile. Soyons honnêtes : je n'y connaissais rien. »
Il existe aussi à des grades plus seniors. « Les partners ont tous peu ou prou une cinquantaine d’années et travaillent sur des sujets banque et assurance depuis vingt-cinq ans, dit Pascal Procureur-Chaix au sujet de Courcelles Conseil, la boutique spécialiste du conseil dans les services financiers de la rue de Milan (Paris 9e) dont il est partner. Nous mettons régulièrement en avant cette expérience. Ceci dit, même dans un univers fini tel que celui-là, il peut tout à fait exister des sujets que vous ne maîtrisez pas ou mal. »
Un délit présumé d’incompétence à ce point ancien dans le métier que deux professeurs de HEC Montréal, Alaric Bourgoin et Jean-François Harvey, en ont forgé un concept : la tension entre apprentissage et crédibilité (learning-credibity tension).
Une tension dont les deux chercheurs estiment qu’elle se traduit par des menaces envers l’image de professionnalisme des consultants. Trois principales menaces, rappelaient les deux chercheurs dans un article récent paru dans la Harvard Business Review qui peuvent vite disqualifier les consultants s’ils ne se dotent pas d’outils pour les parer.
La menace d’incompétence. Impossible en cinq jours et même plus d’arriver au même niveau de connaissance que les cadres qui sont clients des consultants en stratégie. Le consultant doit donc glaner des informations par tous moyens pour bâtir une culture crédible et solide en très peu de temps.
Knowledge management à toutes les sauces
Tout est bon à prendre : rapports de missions antérieures conduites par son cabinet ou d’autres cabinets pour peu qu’on y ait des connaissances, documents internes du client, informations disponibles dans le domaine public, appel à des experts (analystes privés, professeurs d’école…), discussions informelles avec des collègues ayant déjà conduit des missions similaires.
« On dit aux consultants d’aller parler avec untel et untel qui ont déjà fait une mission sur un même sujet, pour glaner des insights », confirme Pascal Procureur-Chaix.
En bas de l'échelle, Jérémie Gabbay se souvient en effet de l'importance des réunions régulières de missions avec des managers et partners. « Évidemment, j'y prenais dans un premier temps moins la parole. La légitimité se gagne petit à petit. Il faut réussir à parler a minima la même langue que son client », estime-t-il.
Posologie numéro un pour éviter le syndrome du tocard qui ne sait pas de quoi il parle : pratiquer assidûment le knowledge management à toutes les sauces, du très formel au très informel.
À Rome, fais comme les Romains
Deuxième menace : devenir persona non grata. Quand le consultant en stratégie ne sait pas se fondre dans la culture de l’entreprise pour laquelle il intervient. Sur ce point les chercheurs de HEC Montréal sont catégoriques : à Rome, fais comme les Romains, disent-ils en substance.
Charge aux consultants de détecter les codes tacites d’une organisation où ils sont missionnés, de les adopter au plus vite pour s’y faire accepter. Dans une société de services juridiques, utiliser des locutions latines sera par exemple bienvenu.
Un peu comme ce qu’a fait CVA avec son client distributeur de produits halal : « Il faut repartir des besoins des clients. Il n'y a pas d'autre choix », dit Olivier Vitoux, associé de CVA à Paris. Pour cette mission, direction donc des boucheries halal ou des épiceries de quartiers pour poser des questions aussi simples aux clients que leurs habitudes de consommation ou les difficultés rencontrées pour acheter de la viande halal.
Pas nécessairement l’image que l’on se fait d’un consultant en stratégie des beaux quartiers, mais une réalité empirique plutôt rassurante sur la pertinence des recommandations ensuite adressées au client.
Prouver que les consultants sont au travail
Troisième menace : que le client considère que vous ne lui en donnez pas suffisamment pour son argent. Obligation donc de montrer rapidement que les consultants sont au travail, avec force présentations préliminaires puis intermédiaires chargées en schémas et autres matrices dont les cabinets ont des bibliothèques entières.
« La valeur première d'un consultant, même débutant, repose là : appliquer des méthodologies qui restent pertinentes dans plusieurs secteurs », estime Jérémie Gabbay.
La crédibilité des consultants en stratégie est ensuite une question de clients, et de transparence des consultants vis-à-vis d’eux sur le niveau réel du cabinet à mener une mission.
L'ignorance assumée est possible, voire souhaitable
« Si quelqu’un de LVMH auditionne plusieurs consultants pour une mission à venir, on se doit de montrer qu’on a bien compris les fondamentaux de l’industrie du luxe, et les enjeux de LVMH dans cet environnement, analyse Olivier Vitoux. On peut donc éplucher tous les rapports nécessaires et appeler des experts pour se donner un vernis. À vrai dire, je trouve l’interêt plus que limité. On peut tout à fait reconnaître qu’on est neuf sur un sujet au lieu de prétendre à de fausses connaissances. Le client peut ou non l’entendre. Cela dépend de ce qu’il souhaite : une signature ou une réelle solution à un problème ancien non solutionné avec les approches classiques et peu innovantes ».
L'ignorance sur un sujet est acceptable, même rémunérée plusieurs milliers d’euros par jour, à condition qu’elle soit assumée par le consultant, acceptée par le client et porteuse de résultats in fine.
S'adapter aux missions et aux clients
Le parcours du combattant sur la crédibilité des consultants ne s’arrête pas là. Cette crédibilité est aussi une science à géométrie variable où il faut savoir épouser des attentes changeantes. « Parfois, le client lui-même ne sait pas dénouer le sujet sur lequel des consultants sont mandatés. Il peut comprendre que du temps soit nécessaire pour le malaxer. D’autres sont stressés et vous renvoient leur stress, pestant qu’après une semaine de mission nous n’ayons toujours pas de résultats tangibles », raconte Pascal Procureur-Chaix.
Mieux, la crédibilité des consultants est une question de bonne compréhension des attentes du client sur une mission donnée. Sachant que d’une mission à l’autre, les attentes peuvent être très variables.
Le camaïeu des possibles est quasi infini. Comme l’énumère Pascal Procureur-Chaix : « La gamme des prestations est très large. Une entreprise va mal et pour éviter l’effondrement cherche des portes de secours. D’autres missions sont plus “confortables”. D’autres missions sont à forts enjeux concrets et rapides comme lorsque vous travaillez sur des rapprochements. Sur certains sujets, la compliance, les risques, les clients attendent des experts archi-pointus à même d’anticiper les possibles impacts de règlements en cours de rédaction à Bruxelles. »
Empathie, apprentissage ultrarapide et sélectif, caméléonisme… Voilà pour les exercices de génuflexion auxquels les consultants doivent s’astreindre pour conserver leur crédibilité. Sans oublier aussi les atouts réels qu’ils ont dans leur manche.
Primo, la très haute productivité des consultants en stratégie dont les clients ont conscience et usent et abusent parfois. « Tout est permis de la part des clients. Il arrive qu'ils vous écrivent un dimanche soir en vous demandant l’envoi d’un livrable le lendemain matin. C’est plus flexible et plus confortable. Ce que nous pouvons sortir en une heure peut leur prendre en pratique beaucoup plus en interne », dit Olivier Vitoux.
Secundo, les consultants les plus seniors, les partners en tête, doivent être les garants de la meilleure méthodologie du travail des juniors et assurer une interface sans aspérité avec les clients. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les marques les plus célèbres cherchent toutes à étoffer les rangs de leurs experts seniors recrutés en milieu ou fin de carrière.
Benjamin Polle pour Consultor.fr
Crédit photo : Photo par Rogelio A. Galaviz C. Aug. 7, 1974, Philippe Petit, a French high wire artist, walks across a tightrope suspended between the World Trade Center's Twin Towers in New York. CC BY-NC 2.0
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