« Cinq heures de travail par livrable » : sur la transparence, l’État cale

Interrogée par Consultor, une source gouvernementale explique qu’il faudrait une quinzaine d’années à l’exécutif pour publier le contenu des missions réalisées pour la seule année 2021, à raison de 5 heures par livrable. Un manque de transparence récurrent qui exaspère l’ancien président de la commission d’enquête sénatoriale, Arnaud Bazin, que nous avons également interrogé.

Barbara Merle
26 Oct. 2022 à 10:01
« Cinq heures de travail par livrable » : sur la transparence, l’État cale
Vue générale du bâtiment d’accueil du ministère de l’Économie et des Finances au 139, rue de Bercy, à Paris. © Adobe Stock/olrat

Satisfecit du côté du sénateur Arnaud Bazin du très large vote par la Haute Chambre de la proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil dans la sphère publique. Satisfecit aussi, car aucun amendement déposé par le gouvernement n’a été retenu. Pourtant, le combat continue pour le duo de sénateurs, inquiets pour l’avenir de leur texte. Avec, en ligne de mire, l’opacité du pouvoir. Et rien ne garantit aujourd’hui sa discussion à l’Assemblée nationale.

Soulagés les sénateur (ice) s Éliane Assassi (PCF) et Arnaud Bazin (LR) d’avoir pu mener à bien leur proposition de loi (PPL), votée le 18 octobre dernier en première lecture par la Haute Chambre, et ce, avec des résultats indiscutables, dignes de l’ère soviétique : 331 voix pour, 12 abstentions et 0 contre.

Ce texte coule notamment dans le bronze plusieurs points clefs auxquels les membres de la commission sénatoriale porteurs du texte tenaient tout particulièrement : publication d’un document annuel des prestations de conseil fournies à l’État, obligation de déclaration d’intérêts à la HATVP (Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique), amendes administratives en cas de manquement des consultants aux règles déontologiques, interdiction des prestations pro bono, ou encore exclusion d’un cabinet à l’origine d’un faux témoignage… À bon entendeur (McKinsey, à lire ici) !

Le gouvernement débouté

Exit les treize amendements du gouvernement, tous rejetés. Un véritable camouflet pour le pouvoir en place… et un ministère (celui de la Transformation de Stanislas Guérini) qui, interrogé par Consultor, prend acte et regrette que « ces amendements très constructifs, cette main tendue aux sénateurs, ce supplément de proportionnalité et d’efficacité » n’aient pas été pris en compte pour montrer une « meilleure cohérence de vision ».

Un rejet massif des amendements gouvernementaux qui ne manque pas de réjouir Arnaud Bazin. « C’est une bonne chose. Cela aurait été le marqueur de reculs en matière de transparence et de déontologie », lance à Consultor le sénateur Les Républicains du Val-d’Oise, qui a découvert le sujet tentaculaire des missions de conseil dans la sphère publique au début de l’année, lors du lancement de la commission d’enquête transpartisane sur l’influence des cabinets privés qu’il a lui-même présidée.

L’amendement gouvernemental le plus dangereux à ses yeux ? « Le gouvernement souhaitait regrouper trois articles (4-6-8) en un seul, ce qui remettait en question la cartographie des compétences, l’évaluation des missions, et la vision globale et centralisée de l’activité des cabinets de conseil dans la sphère publique », souligne le sénateur LR. Un ex-président de la commission d’enquête qui reconnaît aujourd’hui avoir « plus ou moins eu accès facilement à tous les documents demandés » (dont la liste est dressée dans le rapport), mais qui n’a pas pu les publier dans leur intégralité pour des raisons réglementaires.

Des infos toujours au compte-gouttes

Et si le ministère affiche lui officiellement « un débat constructif », Éliane Assassi et Arnaud Bazin reprochent eux un manque total de coopération de la part du gouvernement. Ce qui a valu une nouvelle prise de parole sans langue de bois, accusatoire, de la sénatrice Éliane Assassi il y a quelques jours sur Public Sénat. « On constate un retour à l’opacité. Au-delà de l’exercice de communication, le jaune (annexe informative envoyée au Parlement en début de discussion budgétaire publiée le 10 octobre, ndlr), que le gouvernement a publié, est lacunaire et, je dois dire, très décevant. Lacunaire, car il exclut le conseil en informatique et ne couvre que la moitié du périmètre de la commission d’enquête. Décevant, car le gouvernement refuse de publier la liste de ses prestations de conseil alors qu’il s’agit d’une information essentielle que nos concitoyens sont en droit de connaitre. Les ministères trainent des pieds pour répondre aux questions des journalistes, entrainant ainsi ce climat d’opacité. Pour gagner du temps, l’État refuse toujours de communiquer des documents malgré des avis favorables de la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs chargée de veiller à la liberté d’accès aux documents administratifs, aux archives publiques, et à la réutilisation des informations publiques, ndlr) », a-t-elle déclaré – et réitéré – sur Public Sénat. « À titre d’exemple, le rapport de McKinsey sur l’avenir du métier d’enseignant n’a toujours pas été publié, malgré son coût exorbitant (496 800 euros). Le ministère de l’Éducation nationale joue la montre, ce qui n’est pas acceptable. »

L’excès de zèle du gouvernement

Pantouflage et déontologie… le sénateur Bazin reproche au gouvernement un excès de zèle en refusant de prévoir un contrôle systématique de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la nouvelle mission de contrôle des prestations de conseil, au motif qu’il encombrerait les services… « On évalue à une centaine de cas par an, c’est tout à fait possible. Concernant la déclaration d’intérêts à laquelle nous tenons, le gouvernement avait des velléités pour ne viser que les dirigeants des cabinets, pas les autres consultants, et encore moins leurs conjoint(e)s. Ils nous parlent de dizaines de milliers d’intervenants chaque année. Vous ne trouvez pas que cela paraît quelque peu exagéré ? Et, dans ce cas, même s’ils sont nombreux, cela nous semble important. Le ministre Guérini a aussi trouvé disproportionnée notre demande de déclaration du conjoint. Mais il s’est trompé. On ne demande de notifier que le métier du conjoint, pas de déclaration. »

Bataille de chiffres

Le manque de transparence passe aussi par les données chiffrées transmises par le pouvoir. Et ce n’est effectivement pas la publication récente du fameux « jaune » qui rassure Arnaud Bazin. « Il est vrai que c’est décevant. Le jaune est vague, lorsque l’on regarde de près, c’est incomplet. Ce n’est pas à la hauteur de ce dont on a besoin, même si c’est le début de quelque chose. » Et qui regrette de ne pas avoir eu de liens avec Bercy lors de la préparation de ce jaune budgétaire. Opacité donc sur la facture finale en cabinets de conseil qui s’élève, selon l’enquête sénatoriale, à au moins un milliard d’euros en 2021 pour l’État et ses opérateurs (elle a plus que doublé depuis 2018.) Alors que l’État avance lui un montant total divisé par deux (notamment parce qu’il ne compte pas les prestations informatiques)… Ainsi, pas moins de 4 854 commandes de « prestations intellectuelles » ont été financées par le budget de l’État en 2021, pour un montant total de 271 millions d’euros, selon les chiffres avancés par le gouvernement. Et ce, sans même inclure les dépenses de conseil informatique, évaluées à 198 millions d’euros. « Notre PPL imposera la publication de la liste des prestations de l’État et de ses opérateurs, ainsi que des bons de commande et des évaluations de prestations », a aussi souligné Éliane Assassi. Mais comment le gouvernement va-t-il pouvoir concrètement publier cette masse d’informations ? Car il faudrait, selon les calculs d’une source ministérielle, cinq heures de travail par livrable pour un agent pour une possible publication, soit au final quinze années de travail effectif d’un agent de l’État afin de publier l’ensemble des quelque 4 800 documents. Une utopie donc… Les services du Budget indiquent pourtant que les données définitives portant sur 2022 seront présentées en annexe au projet de loi de finances 2024.

Du retard à l’allumage des marchés

Manque de transparence encore et toujours… Les résultats de marchés ne sont pas encore publiés : Imprimerie nationale (deux marchés en quelques semaines, 2,6 M€), l’ADEME, la RATP, la Poste… Quant au renouvellement de l’accord-cadre du ministère des Armées (qui dispose de son propre accord-cadre), la date de clôture de remise des offres était fixée au 15 juin 2022… et là encore, toujours rien. RAS, d’après le cabinet de Stanislas Guérini, un « timing traditionnel ». Quid du gigantesque marché de la DITP attribué, si tout va bien, en janvier, selon le ministère de Stanislas Guérini ? Là encore, difficile de connaitre le vrai du faux de la part du ministre de la Transformation, d’après le sénateur Arnaud Bazin. « C’est contradictoire. Le ministre nous avait dit que lorsque le marché de la DITP serait attribué, il viendrait écraser l’UGAP pour les commandes de l’État et des établissements publics. Que feront alors les autres opérateurs (pas inclus dans la liste des bénéficiaires du marché DITP, ndlr) ? », questionne le sénateur LR. Questionnant en effet… Comment l’accord-cadre de la DITP, un marché à 150 millions d’euros sur quatre ans, va-t-il s’articuler avec les autres, encore nombreux ? L’accord-cadre de la DITP ne concerne qu’une cinquantaine d’acheteurs publics de conseil… Pour ne citer que le ministère des Armées, et son futur marché à 50 M€… Comment faire rentrer des carrés dans des ronds ? Stanislas Guérini s’était pourtant engagé en septembre à ne pas dépasser la somme totale des 150 M€ sur quatre ans en dépenses de prestations de conseil… uniquement sur les dépenses du marché DITP, soutient aujourd’hui le ministère…

Grâce à l’adoption de cette proposition de loi au Sénat, et à l’intervention de ces sénateur (ice) s opiniâtres, une première étape de taille est passée. Mais le chemin de croix parlementaire n’est pas terminé, car le texte doit entamer sa navette entre Chambre haute et Chambre basse de l’Assemblée. Et là encore, c’est l’inquiétude qui domine chez les sénateurs Bazin et Assassi. « Le Sénat a été solide sur te texte. Maintenant, toute la question est quand et comment l’Assemblée nationale va s’en saisir, si le gouvernement va l’inscrire à l’ordre du jour et, sur ce point, il n’y a pas eu d’engagement ferme de Guérini. Sinon, nous allons nous rapprocher de nos correspondants politiques afin qu’ils prennent le relais », questionne Arnaud Bazin. Côté ministère, on confirme lapidairement que « le gouvernement souhaite que tous les travaux continuent d’être menés, et il paraît invraisemblable de penser que l’on arrête tout le travail », mais qu’aucun engagement n’a été pris par Stanislas Guérini à ce que le texte soit bel et bien inscrit dans une niche parlementaire.

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C’est un fait. La consultation de la DITP sur le conséquent marché de prestations de conseil auprès du secteur public met un cadre plus strict à l’activité des consultants. Elle a été lancée avec 6 mois de retard de concert aux engagements du ministre Stanislas Guérini. La DITP, via son secrétaire général Jean-Michel de Guerdavid, a accepté d’en préciser les grandes lignes à Consultor.

Barbara Merle
26 Oct. 2022 à 10:01
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Adeline
secteur public
secteur public, bercy, senat, arnaud bazin, stephane guerini
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2022-10-26 13:00:36
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secteur public: « Cinq heures de travail par livrable » : sur la