Enquête – Renault : les consultants qui ont fait déborder le vase

 

Vendredi 11 octobre, Thierry Bolloré a été démis de ses fonctions de directeur général de Renault. On lui reproche une attitude cassante vis-à-vis de Nissan, une méfiance quasi ouverte à l'encontre de Jean-Dominique Senard après la fusion avortée de Renault et Fiat Chrysler, une gestion brutale de l’entreprise et aussi un recours poussé à des consultants externes.

Une critique rarissime dans un grand groupe où les achats de missions de conseil en stratégie sont monnaie courante.

18 Oct. 2019 à 05:45
Enquête – Renault : les consultants qui ont fait déborder le vase

 

Fast, le programme de transformation pluriannuel de Renault annoncé en février, compterait parmi les raisons de son départ. Conçu avec le BCG, il suscite la confusion chez de nombreux collaborateurs de Renault. Ils jugent que c’est une énième usine à gaz échafaudée à grands frais par des cols blancs amenés de l’extérieur, confirmant le goût de la régie pour des profils externes au groupe et au monde automobile qui ont le don de dépiter les historiques de l’entreprise. A fortiori dans un moment de grande instabilité liée à l’arrestation de Carlos Ghosn. Fast poursuit l’omniprésence du BCG chez Renault. Jusque dans des nominations récentes au Comex du groupe. Enquête.

Gagner en vitesse, briser les silos, simplifier les process… Quand il lance le programme de transformation de l’ensemble du groupe Renault en février 2019, Thierry Bolloré n’y va pas par quatre chemins. En 2021, au terme du programme, 100 % des 183 000 collaborateurs devront adopter des méthodes agiles de travail pour délivrer plus rapidement des produits et services de rupture dans les domaines de la voiture électrique – comme pour son modèle Zoé – ou des mobilités partagées – comme avec les flottes Moov’in Paris et Marcel à Paris.  

Thierry Bolloré inféodé aux idées des consultants ?

Un remède de cheval qui ne tarde pas à se concrétiser pour les 10 000 salariés du Technocentre de Guyancourt – le poumon de R&D du groupe situé en banlieue parisienne. Dès janvier, des consultants du BCG étaient dans les murs, témoigne un salarié. Dans les directions où les consultants sont présents, de l’ingénierie ou de l’informatique par exemple, leur présence est plutôt mal vécue par les managers. Ils sont perçus comme des fils à la patte des salariés et des donneurs de leçons. Mieux, au Technocentre, on ne sait pas vraiment ce qu’ils font, combien ils sont, combien de temps ils resteront, alimentant tous les fantasmes sur les millions que le BCG coûterait à Renault.

 « C’était un sujet évoqué dans les couloirs : Thierry Bolloré avait beaucoup recours aux services de cabinets extérieurs, au point d’être inféodé à leurs idées sans jamais tenir compte de ce que lui disaient les salariés de l’entreprise. Fast en est une bonne illustration », tacle Fabien Gâche, délégué syndical central de la CGT Renault.

À la manœuvre dans la conception et l’application du plan Fast chez Renault, il y a probablement les mêmes tauliers – ce que le BCG ne confirme pas :  Antoine Gourevitch, senior partner du BCG à Paris, est l’un des meilleurs connaisseurs de Renault parmi les consultants en stratégie spécialistes de l’automobile, et Vanessa Lyon, également senior partner, est très investie chez Renault.

Renault, client historique du BCG

La régie est un vieux et important client du cabinet de la rue Saint-Dominique. Il se taille la part du lion des 40 à 50 millions d’euros dépensés annuellement en conseil en stratégie par l’alliance Renault-Nissan. De mémoire d’un ex-dirigeant du constructeur automobile, le BCG était déjà omniprésent il y a quinze ou vingt ans.

Voyez François Hinfray, l’ancien directeur général adjoint et directeur commercial de Renault qui, en 2005, devient senior advisor du BCG. Où il s’occupait du compte Renault. Voyez plus récemment Hadi Zablit, un ancien associé senior du BCG à Paris qui a rejoint Renault en tant que managing director de Renault Digital avant de devenir vice-président senior en charge du développement commercial de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Voyez encore en 2018 le recours au BCG pour faire sortir de terre une usine à start-up capable de générer à terme un milliard d’euros de chiffre d’affaires supplémentaire pour le groupe.

Bien sûr, McKinsey est là aussi. Accenture Strategy a aussi une bonne place du fait notamment de l’implication de Max Blanchet, l’ancien partner automobile de Roland Berger. Viennent d’autres cabinets – par exemple Advancy et son associé automobile venu d’A.T. Kearney et Oliver Wyman Rémi Cornubert  – qui glanent quelques marchés plus ponctuels chez le constructeur automobile.

 « Le BCG est installé commercialement chez Renault depuis de nombreuses années. Ce qui rend les consultants extrêmement pertinents dans leurs propositions commerciales. J’ai perdu nombre de propositions face à eux », témoigne un autre partner qui intervient aussi auprès de la direction de Boulogne-Billancourt.

Chez Renault, comme dans tous les autres grands groupes, toute décision stratégique appelle des missions de conseil en stratégie. Chaque direction du groupe n’y rechigne pas, ne serait-ce que pour trancher les divisions internes ou s’ouvrir à des benchmarks externes.

En cela, Thierry Bolloré a repris l’existant. L’annonce du plan Fast n’est que la suite de l’histoire. Et puis, défendent les associés de cabinets de conseil en stratégie habitués de l’entreprise, 40 à 50 millions d’euros sont en définitive des dépenses relativement peu importantes comparées aux 100 millions d’euros alloués par les Daimler et Volkswagen en Allemagne et comparées aux chiffres d’affaires cumulés de Renault et Nissan qui dépassent les 150 milliards d’euros par an.

Des dépenses relativement peu importantes aussi au regard des défis structurels que Renault doit relever (métamorphose du secteur automobile, clarification de l’alliance avec Nissan…). « Le groupe a vitalement besoin de se transformer et il ne le fait pas assez vite », glisse l’un des partners interrogés.

Les arrivées d’ex-consultants à la direction renforcent le sentiment de disqualification interne

Peut-être. Reste que Fast et son déploiement auraient difficilement pu plus mal tomber. « Le constat de terrain est une démultiplication des interventions extérieures qui ébranlent les salariés à un moment où ils étaient déjà très déstabilisés », dit Mariette Rih, déléguée syndicale Force Ouvrière du groupe Renault.

Car Fast vise notamment à changer les manières de faire de l’ingénierie made in Renault, tâche à laquelle s’étaient attelées plusieurs recrues extérieures de haut niveau ces dernières années. Il y eut Jean-Michel Billig, un centralien, arrivé d’Eurocopter qui, en 2012, prenait le siège de directeur de l’ingénierie. Trois ans plus tard, il partait pour Zodiac. Il y eut Ogi Redzic, le Croate patron de la division automobile du logiciel de cartographie Here (qui appartient à Nokia) qui, en janvier 2016, prenait la tête des véhicules connectés et des services de mobilité au sein de l’alliance Renault-Nissan. Deux ans plus tard, il repartait pour Caterpillar.

Ce mouvement vers l’extérieur et les profils non automobiles a été poursuivi par Thierry Bolloré, jusque dans le renouvellement de la composition de la direction du groupe notamment par des profils d’anciens consultants. Pas le choix au demeurant devant la véritable fuite des cerveaux qui est intervenue ces dernières années dans le sillage du départ de Carlos Tavares, l’ancien ingénieur de Renault devenu en 2014 le PDG de PSA.

Ce dont témoignent bien trois départs récents : Arnaud Deboeuf, en charge de la stratégie industrielle de PSA, qui était vice-président senior de l’Alliance Renault-Nissan ; Béatrice Foucher, l'ex-madame talents de la régie partie chez PSA à des fonctions analogues, et Thierry Koskas, qui était patron des ventes et du marketing de Renault et prend la tête d'un périmètre similaire chez PSA.

Trente personnes de haut niveau sont parties en moins d’un an, dans une ambiance délétère, indiquait lundi l’ancien directeur général délégué aux opérations du groupe Renault (2008-2011), Patrick Pélata.

C’est dans ce contexte que Thierry Bolloré a beaucoup renouvelé la composition de la direction de l’entreprise, notamment avec des profils d’anciens consultants venus de l’extérieur, amplifiant un sentiment de disqualification des équipes internes.

Tout récemment, Christine Rodwell, une ancienne senior advisor du BCG – of course –, prend la tête d’une nouvelle direction de l’impact social et durable ; en août, Joao Miguel Leandro, un ancien de Bain & Co et de McKinsey en provenance du Crédit Agricole, devenait directeur général de RCI Bank and Services, la banque du groupe Renault.

François Renard, un HEC qui a fait carrière chez Unilever, arrivé à la direction du marketing en 2018, a aussi une case conseil avec Accenture en début de carrière. Enfin, en janvier dernier, Arnaud Molinié, auparavant partner chez Deloitte, prenait les rênes d’une nouvelle direction des mobilités monde.

En interne, ces mouvements ne passent pas. « On a besoin de gens qui connaissent l’auto et donnent une vision stratégique à l’entreprise », tance un salarié à Guyancourt.

Le programme Fast bientôt revu et corrigé ?

Vision stratégique dont, paradoxalement, et malgré tous les conseils présents dans le groupe, on reproche à Thierry Bolloré d’avoir manqué. Excellent opérationnel, piètre stratège, résument plusieurs sources. Évidemment, le recours à des consultants externes n’est qu’une des raisons de son départ.

Mais le conseil a joué à plein dans la transformation du groupe. Nationalisé en 1945, puis privatisé à partir de 1990, Renault a dû passer en quelques décennies d’une organisation verticale où tout se décidait entre diplômés de l'X et des Mines à Boulogne-Billancourt à une complexification globale des décisions, qui fait la part belle à des consultants externes.

Une ouverture qui pourrait se poursuivre : pour succéder à Thierry Bolloré, et Clotilde Delbos, la directrice financière qui le remplace par intérim, assistée du directeur de la fabrication Jose Vicente de los Mozos et du directeur commercial, Olivier Murguet, un profil international pourrait être privilégié, à l’exemple du Canadien Ben Smith chez Air France.

En attendant, mardi en interne, le triumvirat Delbos-Mozos-Murguet a laissé entendre que les objectifs et la méthode de Fast pourraient être revus.

Benjamin Polle pour Consultor.fr

Crédit photo : Pedro Sánchez, le chef du gouvernement espagnol en visite à l'usine Renault de Valladolid le 22 octobre 2018 au côté de Thierry Bolloré. La Moncloa - Gobierno de España  CC BY-NC-ND 2.0.

Advancy Boston Consulting Group McKinsey Antoine Gourévitch Vanessa Lyon
18 Oct. 2019 à 05:45
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commentaires (1)

Lucas123
15 Nov 2019 à 11:42
Que des cabinets anglo-saxons pour une entreprise soutenue cent fois par le denier public ...

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Advancy Boston Consulting Group McKinsey
Antoine Gourévitch Vanessa Lyon
2022-07-01 11:12:21
1
Non
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