« Total pourrait être le Free de l’électricité » : ce que les consultants disent du rachat de Direct Energie
« Le téléphone crame. » Dixit un consultant en stratégie spécialiste de l’énergie interrogée cette semaine par Consultor. Le rachat de Direct Energie par Total suscite beaucoup d’intérêt et d’interrogations sur l’avenir de la production et de la distribution d’énergie, tant auprès des professionnels que des particuliers.

Est-ce la fin d’un duopole EDF - Engie qui dix ans après l’ouverture à la concurrence reste quasi inchangé ? De quoi la distribution d’électricité et de gaz pourrait-elle être faite dans les mois et les années qui viennent ? Consultor a posé la question à Boris Imbert, associé fondateur de Mawenzi, et à Philippe Angoustures, associé énergie et économie numérique chez PMP. Interview croisée.
Pourquoi ce rachat ?
Philippe Angoustures : Total, comme d’autres, fait l’analyse que l’électricité est une énergie d’avenir. Parce qu’elle sera compétitive, non carbonée et que vous pouvez tout faire avec, du chauffage urbain aux transports. Avec le rachat de Direct Energie, Total rentre un peu plus dans l’électricité. Il équilibre aussi son business model. Entre l’amont, où le groupe avait racheté en 2011 le fabricant de panneaux solaires californien SunPower puis, en 2014, le fabricant français de batteries Saft. Là, avec Direct Energie, Total se positionne sur l’aval, et la distribution. Quand les prix de gros sont hauts, la partie amont est lucrative mais l’aval souffre. Quand les prix sont bas, la perte de marge de l’amont peut être compensée par une meilleure rentabilité de l’aval.
Boris Imbert : Les marchés de l’électricité et du gaz restent dominés par les deux acteurs historiques que sont EDF et Engie qui se partagent respectivement les places de numéros un et deux. C’était un jeu à deux dans lequel Direct Energie arrivait à se faire une place. L’arrivée de Total change la dynamique.
Total accélère-t-il son retrait du tout pétrole ?
Philippe Angoustures : Soit Total prend des positions sur des marchés d’avenir, soit il laisse d’autres acteurs prendre les devants. En Inde, un des plus gros marchés énergétique au monde, si la croissance n’est pas au charbon, elle pourrait être solaire et électrique.
Boris Imbert : À très long terme, la place du pétrole va diminuer, tant pour des raisons d’épuisement des ressources que d’environnement. D’ici cinquante ans, la question des ressources sera réglée. Total deviendra davantage un énergéticien qu’un pétrolier. Dans les villes, les nouvelles mobilités autonomes et électriques vont exiger des capacités électriques toujours plus importantes. Total ne rentre pas sur ce marché par hasard.
Deux milliards d’euros de valorisation, est-ce le juste prix ?
Philippe Angoustures : C’est cher. Cela veut dire 750 euros par client, qui sont à mettre en regard aux 60 euros de marge brute annuelle que l’ont peut dégager en moyenne sur le marché de l’électricité en France, aux conditions de marché actuelles. Sept cents cinquante euros par client, c’est le prix qu’on pouvait payer à la belle époque des télécoms dans un secteur où il était possible de compter sur des marges plus importantes.
Boris Imbert : Ce n’est pas le principal actif sur lequel Total met la main. Le groupe pétrolier achète du temps, celui que Direct Energie a laborieusement passé depuis sa constitution en 2003 à bâtir un portefeuille clients de 2,6 millions de personnes. Et une place sur un marché à la rentabilité potentielle et aux capacités de développement très élevées.
Justement. Pourquoi EDF et Engie restent-ils si prédominants sur des marchés ouverts à la concurrence depuis 2007 ?
Philippe Angoustures : Les fournisseurs alternatifs restent méconnus de la majorité des usagers. L’ouverture à la concurrence n’est pas du tout la même dans l’électricité et dans le gaz. Pour l’électricité, elle est structurellement limitée par la prédominance des moyens de production monopolistiques, dans le nucléaire et les grands barrages, qui limitent les possibilités de sourcing alternatif pour les fournisseurs. Or, dans le gaz, l’ouverture est beaucoup plus importante et la concurrence s’accentuera avec la fin des tarifs réglementés, dont la fin est annoncée pour 2023.
Il y a vingt-trois fournisseurs alternatifs d’électricité en France. De quelles marges de manœuvre disposent-ils ?
Philippe Angoustures : De marges réduites. En fonction de la température moyenne une année donnée, on peut économiser 50 à 100 euros en devenant client chez eux. Mais ils ne peuvent pas pratiquer des tarifs beaucoup plus bas qu’EDF et essaient de se différencier par l’innovation. Ce qui ne transporte pas les foules. Surtout que la moitié des clients ne sait pas qu’elle peut changer de fournisseur. Avoir des informations détaillées sur votre consommation électrique directement sur votre téléphone ne justifie pas auprès du plus grand nombre de dépenser quelques euros de plus par mois.
Boris Imbert : Un parallèle peut être fait avec le marché des télécoms dont l’ouverture à la concurrence date de 1998. Vingt ans plus tard, il y a quatre opérateurs dominants. Ceci étant, Total pourrait être le Free de l’énergie et une ouverture à la concurrence pourrait s’avérer très bénéfique en termes de tarifs et d’offres pour les usagers finaux.
Se dirige-t-on vers un jeu à trois EDF, Engie et Total ?
Philippe Angoustures : Total compte désormais trois millions de clients dans l’électricité en France, soit 10% des quelque 30 millions de comptes raccordés. Cela commence à faire. Mais trois gros défis sont face à lui : Total arrive avec une culture des marges pétrolières importantes dans une entreprise à la culture de l’agilité et de la maîtrise des coûts. Le mariage sera-t-il heureux ? Secundo, arrivera-t-il à faire de l’électricité une activité plus rémunératrice via de nouveaux services alors que pour l’instant aucun n’a trouvé son modèle économique ? Tertio, une fois qu’il aura stabilisé son modèle de fournisseur d’électricité, parviendra-t-il à le déployer à l’international ?
Boris Imbert : En Afrique ou en Inde, Total opérera sans doute par acquisitions également. La France compte encore pour 10 à 15% du chiffre d’affaires de Total mais un enjeu important consistera à répliquer cette diversification sur des marchés aux besoins énergétiques absolument colossaux.
Avec 100 000 clients en moins par mois pour EDF, l’érosion de son monopole s’accélère. Comment peut-il réagir ?
Boris Imbert : EDF va être forcé d’agir et de bouger plus rapidement. Ceci dit, à nouveau, la comparaison avec les télécoms tient : Orange demeure leader quoiqu’il a dû se réformer. EDF devra faire sa révolution, avec un sujet nucléaire particulièrement lourd.
Propos recueillis par Benjamin Polle
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