Les cabinets de conseil en stratégie sont-ils (in)compétents en risque géopolitique ?
La réponse de Siméo Pont, co-auteur de l’étude « La fabrique du risque. Les entreprises face à la doxa géopolitique » de l’IFRI.

Consultor : Votre analyse du travail de ce que vous appelez les « acteurs du marché du risque géopolitique », notamment les cabinets de conseil, est sans appel. Dans cette étude, vous affirmez dans l’introduction : « La déformation du triangle stratégique États-Unis/Chine/Russie crée de nouvelles dynamiques auxquelles les entreprises ne peuvent se soustraire. Elles sont confrontées au risque géopolitique, sans forcément s’y être préparées. Leurs dirigeants ne peuvent plus l’ignorer. Ils bénéficient d’une doxa géopolitique produite par les acteurs du “marché du risque géopolitique” : banques d’affaires, pure players et cabinets de conseil en stratégie ou en audit. ». En quoi la production des cabinets de conseil sur le risque géopolitique est-elle linéaire, dépersonnalisée et partielle ?
Siméo Pont : La littérature de ces cabinets offre du positif, une capture d’écran de l’état d’esprit du monde corporate à un moment T. Le risque géopolitique est aujourd’hui omniprésent.
Toutes leurs analyses sont fondées, chiffrées, sourcées, ancrées dans le concret, mais il y a des ellipses. Linéaire, parce qu’elle s’appuie sur les « méga trends », la démographie, l’urbanisation, et elle suppose que la mondialisation continue malgré les crises.
L’analyse est dépersonnalisée, parce que l’intentionnalité des acteurs n’est pas prise en compte, réduisant les dynamiques internationales à des indicateurs abstraits, en occultant les acteurs, leurs intentions et les récits politiques. Pendant longtemps, le comportement du monde de l’entreprise était uniquement guidé par l’« économisme », aujourd’hui elle l’est par les rapports bruts entre États.
Enfin, partielle, parce qu’il y a des sujets qui ne sont pas abordés, ou des géographies qui sont lues sous un certain angle, car elle vise d’abord à rassurer les investisseurs, plutôt qu’à anticiper les ruptures stratégiques. Ainsi, un certain nombre de rapports parle déjà de « Greater China » pour ne pas avoir à mentionner Taïwan. Tout cela produit une image très lisse de la mondialisation. Avec l’impression que c’est la continuation des échanges économiques qui est la caractéristique principale du système mondial.
Enfin, nous avons observé, par ailleurs, que les flux illicites ne sont pas du tout pris en considération. Or cela a-t-il un sens de faire du risque géopolitique sur un pays comme le Mexique, par exemple, sans prendre en compte le poids des cartels ?
Votre étude a été élaborée à partir d’études de cabinets de conseil en stratégie (McKinsey et le BCG) et les Big Four (KPMG, EY, Deloitte, PWC). Pourquoi, selon vous, McKinsey et le BCG induisent-ils une doxa géopolitique, c’est-à-dire des opinions et préjugés, plutôt qu’une réelle analyse ?
Parce que les grands cabinets de conseil ont contribué à façonner la mondialisation à travers la compréhension qu’en avait le monde corporate. Les cabinets de conseil induisent une doxa géopolitique structurée autour d’un postulat central : « Malgré les turbulences, la mondialisation perdurera » ; une vision qui repose sur une carte mentale rassurante et qui présente les crises comme des perturbations temporaires dans un ordre global fondamentalement stable. Pour eux, les systèmes économiques semblent toujours devoir surplomber l’intentionnalité politique. Les acteurs de ce marché ont souvent une lecture rassurante standardisée de la lecture du monde qui repose sur le fait que le système économique mondial sera capable d’absorber le choc et la mondialisation pourra continuer à suivre son cours.
La géopolitique n’est jamais figée, elle est tout le temps en mouvement. Il faut passer d’une conduite automatique à une conduite manuelle. La mondialisation est en train de changer de cours, ce qui oblige les entreprises à s’adapter.
Quelles sont les forces et faiblesses des cabinets sur ces questions géopolitiques ?
La force des cabinets réside avant tout dans leur capacité à traiter de grandes quantités de données et à produire des prévisions de long terme, souvent synthétisées sous forme de graphiques. Leur proximité avec l’ensemble du monde corporate leur permet également de capter et d’analyser le ressenti des entreprises, notamment en ce qui concerne leur état d’esprit face aux mutations globales. Ce sont d’ailleurs ces cabinets qui publient régulièrement les résultats d’enquêtes et de sondages menés auprès des dirigeants, comme le CEO Survey annuel de PwC, réalisé auprès de 4 700 chefs d’entreprise à travers le monde.
Cependant, pour rester compétent, il faut faire partie de l’écosystème, comprendre son fonctionnement et apprendre à y naviguer. Cet écosystème est composé du monde académique, des think tanks, des organisations internationales, de leaders d’opinion de relais sur les marchés visés. Les chefs d’entreprises doivent sans cesse travailler leur jugement grâce à une appréciation continue du risque et des opportunités. Cela implique de construire un dispositif à sa main, inséré dans un écosystème qui ne se limite pas au monde du conseil, finalement assez uniforme.
Le lien de l’étude : https://www.ifri.org/fr/etudes/la-fabrique-du-risque-les-entreprises-face-la-doxa-geopolitique
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