Le conseil en stratégie peut-il sauver l’agriculture française ?

La crise agricole de l’hiver 2024 n’a pas pris les observateurs par surprise. Hausse du coût de l’énergie, instabilité climatique, tensions commerciales liées aux conflits internationaux ont exacerbé des contradictions installées de longue date. Contradictions dont les agriculteurs se vivent comme les principales victimes, la variable d’ajustement. Qu’en pensent les cabinets de conseil en stratégie ? Et quel rôle jouent-ils auprès des acteurs de cette crise ô combien systémique ?

Bertrand Sérieyx
02 Avr. 2024 à 18:00
Le conseil en stratégie peut-il sauver l’agriculture française ?
© Adobe Stock

La crise agricole peut rappeler celle des gilets jaunes par son ampleur, sa soudaineté et le soutien populaire qu’elle suscite. Elle s’en différencie cependant par le fait qu’elle mobilise une profession bien identifiée — les agriculteurs — autour de revendications sectorielles facilement intelligibles : une meilleure rémunération, un partage de la valeur plus équitable, des normes moins tatillonnes, une fiscalité plus avantageuse.

Une mosaïque d’acteurs

La crise agricole pose en effet la question des rapports de force et du partage de la valeur entre les différents intervenants des filières agricoles. Or, la complexité et les chaînes de valeur, les cabinets de conseil en stratégie connaissent bien. Et certains sont fortement engagés auprès d’acteurs du secteur.

C’est le cas de Kéa, dont l’agroalimentaire est l’un des 10 grands secteurs d’expertise revendiqués. « Nous avons la chance d’être consultants auprès d’acteurs de l’ensemble de la chaîne, explique Christophe Burtin, senior partner. Nous travaillons pour les organisations agricoles, les coopératives agricoles, pour les interprofessions, pour les industriels, pour la distribution et la restauration. » Mais aussi, ajoute Nicolas Martin, également senior partner chez Kéa, auprès des « acteurs de l’amont, l’agrochimie, les semences, et tout l’écosystème des investisseurs financiers qui s’intéressent à l’agriculture, comme les fonds d’investissement, M&A Corporate, ou encore Family offices ».

Il en va de même pour le cabinet CVA. « Nous sommes 5 partners sur la transition agricole et alimentaire », détaille Philippe Cochard, partner chez CVA. Un domaine « qui impacte différents secteurs d’activité — le secteur agricole, le secteur industriel, le private equity, les acteurs de l’environnement. Nous travaillons aussi bien avec les acteurs corporate qu’avec les investisseurs. Ce sont deux rôles et savoir-faire complémentaires qu’il est important de connaître simultanément ».

Le conseil en stratégie est donc présent à tous les étages de l’édifice agricole et agroalimentaire. Un constat à tempérer cependant : comme le rappelle Christophe Burtin, « derrière les chiffres des revenus moyens que l’on peut lire partout, il y a un secteur très hétérogène. Entre un agriculteur polyactif qui produit peu et n’a que quelques poules et l’exploitant qui cultive 1000 hectares de grandes cultures, il n’y a pas grand-chose en commun ».

Bien sûr, les petites exploitations, tout comme les PME de l’agroalimentaire, n’ont pas recours au conseil en stratégie. Parmi les 2 500 coopératives en existence, seule une vingtaine ont la taille suffisante pour faire appel à ce type de prestations. Le conseil n’en est pas moins omniprésent, aussi bien auprès des acteurs économiques qu’institutionnels et politiques, dont certains, comme les branches, ont bien vocation à représenter aussi les petites structures. C’est ainsi que Roland Berger a réalisé en 2023 une étude pour l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (ADEPALE) sur le rôle des PME et ETI françaises de l’alimentation dans les grandes transitions en cours.

La crise d’un système

Comment les consultants analysent-ils la crise agricole ? Philippe Cochard recense « deux moteurs principaux ». Le premier vient de l’aval : il s’agit de « la prise de conscience citoyenne qui se transforme en demande sociétale. Le consommateur fait sa transition alimentaire : il change tout dans son parcours, dans sa façon d’acheter, de choisir, de cuisiner… Il photographie ce qu’il mange et le diffuse sur les réseaux sociaux, il définit le mix prix/bénéfice/attribut d’un produit… » Cette mutation du consommateur se répercute sur l’ensemble des acteurs de l’agroalimentaire, qu’ils soient agriculteurs, industriels ou distributeurs.

Le second moteur vient de l’amont : c’est « le moteur réglementaire, qui impose des contraintes, et qui explique certaines des tensions de la crise que nous venons de vivre. Beaucoup de ces réglementations ont été imposées sans solution alternative, par exemple pour remplacer les intrants de synthèse par des biosolutions ». Au-delà de cette double tendance, l’ensemble des acteurs concourent aux déséquilibres. Ils « travaillent historiquement en silo ; ils connaissent bien leur client et leur fournisseur, mais cela ne va pas plus loin ». En définitive, cela se traduit par « des évolutions asynchrones, des guerres de prix, des batailles réglementaires, des distorsions de concurrence ».

Christophe Burtin, de son côté, pointe le paradoxe qui consiste à « chercher à réduire le poids de l’alimentation dans le budget des Français, en utilisant la grande distribution comme bouc émissaire. Factuellement, l’alimentation ne coûte plus assez cher en France par rapport à chez nos voisins ! La précarité alimentaire augmente sensiblement ». Autre contradiction, soulignée par Nicolas Martin : « Il est compliqué de faire transitionner l’agriculture française dans un système d’économie libérale en grande partie déléguée à l’Europe. Comment reprendre la main sur des législations qui nous ont largement échappé ? La question du glyphosate, quoi qu’on en pense, devrait se décider en France. Nous sommes la première agriculture de l’Union, nous pouvons nous opposer à l’Europe, et nous ne le faisons pas. »

Les questions politiques (comme les enjeux de souveraineté, française et/ou européenne) se mêlent donc aux intérêts catégoriels pour produire une situation dont la complexité va bien au-delà de ce qui s’exprime dans les discours publics. Pourtant, hors micro, « globalement, les constats sont partagés, estime Nicolas Martin. L’agriculture a fait ce qu’on lui a demandé de faire au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Nous arrivons aujourd’hui aux limites du modèle. Il faut réinventer le modèle agroindustriel pour passer d’enjeux de volumes d’alimentation à celui de la valeur nutritionnelle proposée ».

Un besoin de données et de vision

Qu’attendent donc les différents acteurs du secteur des cabinets de conseil en stratégie ? Philippe Cochard distingue deux types de demandes. D’abord, il y a les clients qui cherchent à mieux comprendre où ils se situent dans la chaîne de valeur, quels sont les enjeux des autres acteurs en amont et en aval — et de ce fait, quelles sont leurs propres perspectives. « Nous pouvons modéliser une chaîne de valeur jusqu’à 10 maillons. Nous analysons le point de vue de chacun de ces maillons sur une problématique donnée. C’est une approche à 360° et granulaire, qui enrichit celle des entreprises, souvent réduites à leurs clients et à leurs fournisseurs directs. »

Cette demande de vision « grand angle » coexiste avec « des demandes d’expertises plus pointues sur des sujets innovants ». Il y a également des demandes plus « classiques », comme l’accompagnement du développement international des clients ou la recherche de l’optimisation des coûts. Mais, même dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de « couper pour couper dans l’organisation, mais de rechercher collectivement les économies intelligentes pour l’ensemble de la chaîne de valeur, celles qui créent de la valeur pour tous ».

Les consultants de Kéa, entreprise à mission depuis 2020, prônent également les vertus de la vision d’ensemble, en ajoutant un soupçon d’idéalisme. Ils souhaitent « mettre de la data, de la science, de la cohérence dans les discussions, sans préempter les solutions », dans les termes de Nicolas Martin. « Il s’agit de rappeler les grands principes, comme la notion de santé globale comme objectif final de la chaîne alimentaire. » Mais aussi de « concilier performance économique et respect des communs, ce qui suppose de mettre en relation et faire dialoguer entre eux les acteurs du monde agricole et les autres », pour finalement poser « la question de la répartition de la valeur et expliquer à chacun des acteurs les efforts qu’il a à faire ».

Mais qu’est-ce que la valeur ? « Quand un agriculteur fait le curage de ses canaux, explique Christophe Burtin, il permet à la ville voisine d’éviter les inondations. Mais il n’est pas rémunéré pour ça. Autre exemple : tailler les haies, c’est un travail très lourd qui ne rapporte rien, mais qui a pourtant un bénéfice environnemental fort. » Derrière la volonté d’apporter un regard scientifique et pragmatique sur le réel, il y a aussi celle de s’interroger sur « le système agroalimentaire que nous voulons », avec toutes les conséquences que ce choix entraîne sur nos paysages comme sur nos habitudes collectives et individuelles.

Pour qui roule le conseil en stratégie ?

Les cabinets de conseil en stratégie seraient-ils porteurs de leur propre agenda politique ? Pas nécessairement, mais chacun peut avoir son idée de la meilleure façon de servir le client. « Nous avons la chance de faire ce métier, qui est un métier d’influence, argumente Christophe Burtin. Nous revendiquons un positionnement politique au sens noble du terme. Notre ambition est d’apporter du bon sens et de la science dans cet univers. Nous poussons à ce que des visions communes s’installent. Pour la plupart, les acteurs du monde agricole et agroalimentaire sont prêts à se mettre autour de la table et à écouter, loin des micros. »

« Nous ne sommes pas là, poursuit-il, pour aider les clients à faire du greenwashing, à gérer leur image, à utiliser les thématiques environnementales uniquement à leur profit. » Cet engagement est-il partagé par tous les cabinets ? En tout état de cause, la volonté d’asseoir les débats sur des données objectives au bénéfice de l’intérêt commun se retrouve largement dans le discours de CVA. Les cabinets ont, selon Philippe Cochard, « pour rôle d’éclairer les acteurs sur les leviers de création de valeur, de les aider à comprendre les dynamiques, à identifier les clés de la compétitivité dans ce contexte. Cela suppose d’intégrer une vision holistique des enjeux économiques, techniques et de durabilité de l’écosystème, pour dégager ensuite les implications pour un client donné ».

 « Personne ne va changer le monde tout seul, résume Christophe Burtin de Kéa. La difficulté est d’arriver à construire les bonnes coalitions pour réinstaller du bien commun, et anticiper les problèmes considérables qui nous attendent collectivement », comme la gestion des ressources en eau et les émissions de carbone.

Les solutions existent

Les consultants que nous avons interrogés sont unanimes : il existe des solutions innovantes aux principaux problèmes posés par l’agriculture — qualité de l’alimentation, lutte contre la pollution, préservation de la biodiversité, de la ressource en eau… Mais elles sont difficiles à évaluer, et surtout à mettre à l’échelle. « Quand vous êtes expert, vous vous rendez compte que trop souvent, l’information publique sur ces solutions innovantes n’est pas très fiable, confie Philippe Cochard. Sur ce genre de sujets, nous pouvons faire jusqu’à 50 ou 100 interviews tout au long de la chaîne de valeur pour recueillir les retours d’expérience et identifier les moteurs, les freins et facteurs clés de succès. Cela nous permet de nous faire une idée assez précise de l’efficacité des solutions sur le terrain. Et en général, ce n’est ni blanc ni noir, mais beaucoup de nuances de gris qui permettent de rationaliser la discussion des perspectives. »

Le problème n’est pas uniquement l’efficacité matérielle des solutions. Le déploiement et le passage à l’échelle supposent fatalement une phase de transition pendant laquelle les rendements sont incertains. Sur les alternatives au glyphosate, par exemple, remarque Nicolas Martin, « aucun agriculteur ne veut prendre le risque de diviser par deux ses rendements pendant 5 ans. Il faut mettre en place des mécanismes assurantiels pour prendre en charge ce type de risque ».

Il faudrait donc à la fois mettre tout le monde autour de la table ; se mettre d’accord sur un projet global pour l’agro-industrie française ; convaincre les décideurs et les investisseurs de s’intéresser à des solutions dont aucune n’est jamais assez miraculeuse pour en faire de bons sujets médiatiques… La tâche est ardue. Fin 2022, McKinsey s’alliait à Xavier Niel pour lancer un « simulateur d’agriculture régénératrice » sur le campus agricole Hectar dans les Yvelines. Les réactions virulentes suscitées par cette initiative, notamment auprès de la partie syndicale, ne présagent pas d’une recherche sereine de convergence. « Il y a une vraie prise de conscience parmi les acteurs du fait qu’une grande partie du capital d’un agriculteur est dans le sol et sa richesse organique », conclut cependant Philippe Cochard.

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Bertrand Sérieyx
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