Tarek Daher (Emmaüs) : un ex-consultant aux commandes face au scandale de l’abbé Pierre
Ancien de Gemini Consulting, Tarek Daher est devenu en 2023 délégué général d’Emmaüs France – à temps pour devoir gérer deux importantes crises, dont celle consécutive au scandale de l’abbé Pierre. Portrait d’un ex-consultant engagé.

En théorie, il devrait être possible de faire de la stratégie pour n’importe quelle cause. En pratique, il faut bien reconnaître que l’on croise plus souvent le partner dans le Private Equity que dans la collecte des pièces jaunes. Alors, le consultant a-t-il sa place dans l’humanitaire et l’action sociale ? Pour Tarek Daher, ancien consultant en stratégie devenu délégué général d’Emmaüs France, ce n’est pas une question rhétorique. C’est avec un plaisir visible qu’il nous partage son expérience et ses réflexions en deux courtes sessions volées à son agenda surbooké.
Barbe et cheveux drus, décontracté mais toujours en contrôle, cet ancien Sciences Po passé par Dauphine au début du siècle semble aborder l’entretien comme une pause détente au milieu du marathon de son quotidien. Ce pro de la com maîtrise son image numérique : sur les réseaux sociaux, on ne trouvera guère, dans la forêt de ses homonymes, que le profil LinkedIn d’un mystérieux Tarek D., qui se présente comme joueur de basket chez les Harlem Globetrotters. Un profil plus révélateur de son humour que de son parcours personnel et professionnel. Pour autant, Tarek Daher ne se cache pas : dans les crises qu’il a été amené à gérer pour Emmaüs, mais aussi dans la promotion de l’image du réseau, il n’a pas été avare d’interventions médiatiques.
Revenons en arrière. Les 8 ans qu’il a passés chez Gemini consulting (ex-Bossard et alors marque « conseil de direction générale » de Capgemini) l’avaient déjà orienté vers la sphère publique et l’intérêt général, se souvient-il. « J’ai fait de la stratégie, des missions d’accompagnement du changement, souvent auprès d’administrations centrales et de grands opérateurs publics, Pôle emploi, les ARS. Progressivement, je me suis spécialisé, avec une focale plus forte sur l’emploi, le travail, la formation, la transition environnementale, l’aménagement du territoire… » Lorsqu’il quitte en 2016 le métier de consultant pour rejoindre le réseau des Régies de quartier, il change donc de profession mais pas radicalement de sujet. Le mouvement, peu connu, existe depuis 1988 et rassemble près de 130 associations, solidement implantées dans les quartiers populaires et ruraux.
Grandeur et limites de l’approche « consulting » dans l’action sociale
En 2023, quand il devient délégué général d’Emmaüs France, Tarek Daher connaît déjà d’expérience les enjeux de l’animation et du développement de réseau dans le monde de l’action sociale. A quoi peut bien servir une expérience de consultant pour gérer ce type de structure ? Renseignements pris, à bien des choses. « Ce sont des réseaux où l’on brasse beaucoup de thèmes de politiques publiques – l’emploi, le développement territorial, l’insertion, la politique de la ville… La capacité à monter en connaissance rapidement sur beaucoup de sujets complexes, caractéristique forte des consultants, trouve donc pleinement son utilité ».
Le conseil est aussi un métier où l’on se constitue un réseau important. Celui que Tarek Daher avait réuni « auprès des administrations centrales s’est avéré très complémentaire de celui des Régies. C’est un aspect de ma candidature que je pensais, honnêtement, avoir un peu survendu », plaisante-t-il, « mais j’ai été heureusement surpris… Plusieurs contacts acquis chez Capgemini, notamment à la DGEFP et à la Région Ile-de-France, m’ont été très utiles » Tarek Daher est aussi heureusement surpris par « le changement de posture » de ces anciens clients vis-à-vis de lui. « Quand on est consultant, il faut ramer pour arriver à se vendre » auprès des politiques et des institutionnels ; « mais quand on devient partenaire, les relations deviennent logiquement beaucoup plus simples ! ».
Plus généralement, le conseil apprend à « piloter un projet d’un point a à un point b, avec des outils, de l’organisation… Dans le monde associatif, on est souvent un peu noyé, il faut optimiser avec peu de moyens ; la méthode de travail du consultant est la bienvenue ». Le consulting, c’est encore un certain culte du mesurable, de l’indicateur. Cette logique est-elle transposable à l’action sociale ? Peut-on mesurer la performance humanitaire ? « Certaines dimensions de l’action sociale échappent à la mesure. Les indicateurs peuvent donner une vision parcellaire de ce qui se passe. »
Un exemple : les structures d’insertion. La façon traditionnelle d’en évaluer l’efficacité est de comptabiliser « les sorties positives, c’est-à-dire l’accès à l’emploi, en CDD ou en CDI, ou l’entrée en formation. Ce sont des indicateurs importants, mais insuffisants. Ils ne permettent pas de décrire tout le travail d’accompagnement social qui a été fait par la structure. Les questions de santé, de vie familiale, de logement, de transport, toutes ces choses-là prennent du temps à être traitées ; et on peut améliorer significativement la vie des personnes au quotidien, même si l’indicateur de « retour à l’emploi » ne le mesurera pas ainsi. Le quantitatif ne suffit pas. »
Du conseil à l’action sociale : le grand saut
Pourquoi avoir quitté le conseil pour le monde de l’associatif ? « D’abord par envie d’entrer dans le dur, le concret, l’opérationnel pur, le terrain. J’avais aussi le sentiment que plus on progresse dans le conseil, plus le développement commercial occupe de place. Les enjeux de chiffres, de P&L annuel… Ce n’était pas dans cette direction que je souhaitais aller et grandir. » La transition, pour autant, n’était pas gagnée d’avance : « quand j’ai postulé pour les Régies de quartier, j’étais le seul candidat qui ne venait pas du monde associatif. Si je n’étais pas passé par un chasseur de têtes spécialisé dans l’ESS, je pense que je ne serais pas passé : c’est lui qui a convaincu le conseil d’administration de l’association que mon profil pourrait bien coller au poste ».
Chez Emmaüs – 300 associations, 38 000 personnes, bénévoles, compagnes et compagnons, salariés, salariés en insertion – une grande variété de problématiques l’attendent : accueil, insertion, logement, désendettement, circuits courts, fracture numérique… Le tout en mobilisant une mosaïque de statuts et d’institutions, incluant l’agrément « Oacas », statut ad hoc créé par Martin Hirsch en 2008-2009 pour sortir les communautés Emmaüs de leur brouillard paralégal.
Certes, « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous », lit-on dans l’évangile. Mais le contexte évolue, et même le social doit innover. « Sur la question du logement, où peu de solutions émergent, nous avons vu se développer des initiatives citoyennes intéressantes, les associations « 100 pour 1 ». Cela consiste à trouver 100 personnes qui donnent 5 euros par mois pour financier un loyer. Ces « 100 pour 1 » sont portées par des structures qui se sont en partie rattachées à notre réseau et aux communautés Emmaüs. C’est une véritable innovation sociale, de terrain, et qui remplit une mission d’intérêt public ».
Le scandale de l’abbé Pierre, ou le meurtre symbolique du Père
En juillet 2023, quand Tarek Daher rejoint Emmaüs, le réseau vient d’être contacté par l’Eglise, qui a reçu un signalement d’une femme se disant victime de l’abbé Pierre. En octobre 2023, une rencontre est organisée avec des représentants du Mouvement Emmaüs. « Son témoignage a été un choc pour nous. Elle souhaitait avant tout que nous vérifiions qu’il n’y ait pas eu d’autres victimes ». Très vite, le choix est fait de répondre à la demande « en étant totalement transparents. Nous nous sommes dit que nous devions être irréprochables dans la démarche quelles qu’en soient les conséquences. Ce qui signifiait clairement, pour nous, que ce n’était pas à nous de conduire l’enquête. » Emmaüs a donc confié cette tâche, en février 2024, au groupe Egaé, l’agence spécialisée dans la promotion de l’égalité femmes-hommes co-fondée et co-dirigée par Caroline De Haas – peu suspecte de complaisance en matière de violences sexuelles. Sans communiquer encore à ce stade : ce n’est qu’au moment de la remise du 1er rapport d’Egaé, le 17 juillet 2024, que l’affaire est véritablement médiatisée. Il y aura deux autres rapports, en septembre 2024 puis en janvier 2025, allongeant à chaque fois la liste des victimes.
Pour Emmaüs, les conséquences sont immenses. « Le réseau Emmaüs avait cette particularité d’être très incarné dans une figure, celle de l’abbé Pierre. Historiquement, cela a été une force : quand la personnalité préférée des Français, pendant de longues années, est à la fois votre fondateur et votre guide, cela aide à mobiliser, et cela attire les soutiens. Cette figure s’est écroulée quand sont arrivées les révélations. »
L’impact est différent suivant les « enseignes » du réseau. « La distinction entre Emmaüs et abbé Pierre s’est, heureusement, plutôt bien faite dans le public. Notre modèle emmaüssien classique n’a pas été trop perturbé par ces révélations : donateurs, bénévoles, clients, amis sont restés fidèles. Mais la blessure est profonde dans le Mouvement. »
La crise est encore plus difficile pour la Fondation Abbé Pierre, qui réunit les activités d’aide au logement. La Fondation avait le malheur de porter le nom du fondateur, et son visage ornait son logo.
Le choix est fait de renommer l’organisme en « Fondation pour le logement des défavorisés », avec un nouveau logo sans le visage de l’abbé. « Nous nous sommes remis au travail. Le sujet n’est pas éteint, bien sûr. Mais nous avons adopté dès le départ une ligne stable, transparente, et nous n’en avons pas dévié. » Une fois clôturée la mission Egaé en janvier 2025, Emmaüs a ainsi, pour reprendre les termes du communiqué de l’organisation, « souhaité maintenir une ligne d’écoute à destination des victimes de l’abbé Pierre qui ne se seraient pas exprimées dans le cadre de l’appel à témoignages ». C’est dans ce cadre qu’une nouvelle liste de 12 victimes a été révélée en juillet 2025.
Au bout du compte, cependant, même si « l’événement a beaucoup secoué les équipes de salariés et de bénévoles en interne », Tarek Daher estime que « parce que l’urgence sociale est prégnante, il est de notre responsabilité de continuer les combats que nous portons au quotidien – en nous appuyant sur notre histoire, construite par des centaines de milliers d’hommes et de femmes depuis 70 ans. C’est ça, le Mouvement Emmaüs. »
Les révélations sur l’abbé Pierre n’ont pas été le seul chantier de Tarek Daher et de ses équipes, loin de là. Une autre crise, également médiatisée, a concerné les conditions de l’accueil des personnes en détresse dans les communautés, un sujet sur lequel « un plan d’action a été mis en place et est en train d’être décliné ». L’enjeu est de « renforcer le cadre d’intervention des communautés, et à donner plus de moyens pour agir à la Fédération ».
Deux ans après son arrivée chez Emmaüs, la tâche de Tarek Daher ne s’apparente guère à une sinécure. Préfèrerait-il aujourd’hui faire de la stratégie financière dans un cabinet de conseil spécialisé ? L’idée le fait sourire, tant la réponse semble évidente. « Je ne sais pas quelle sera la prochaine étape, mais je ne reviendrai pas au conseil », conclut-il sobrement.
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