Le « up or out » est-il « has-been » ?

Dans les grands cabinets de conseil en stratégie, les carrières sont traditionnellement régies par le principe « up or out » : à chaque étape, seuls les meilleurs sont sélectionnés, les autres étant « invités » au départ.

Ce tamisage drastique est censé assurer l’excellence et la motivation des consultants – les deux principaux moteurs de la performance d’un cabinet. Mais ce modèle n’est-il pas aujourd’hui obsolète face aux évolutions du secteur ? De fait, un nombre croissant de cabinets aménagent des exceptions à la règle…

17 Fév. 2016 à 14:54
Le « up or out » est-il « has-been » ?

Quand l’élitisme fait système, de Sparte à « la Firme »

Les cabinets de conseil en stratégie ne sont ni les premiers, ni les seuls, à fonctionner selon le principe « up or out ». Des esprits facétieux pourraient même faire remonter les origines de ce dernier aussi loin que l’Antiquité. Dans La vie de Lycurgue, Plutarque décrit ainsi l’éducation des enfants de Sparte : les jeunes garçons vivent et dorment dehors l’hiver, pieds nus, vêtus d’un seul manteau. Les plus endurants sont sélectionnés lors de combats rituels ; les perdants, considérés comme des bouches inutiles, sont jetés dans un précipice appelé le gouffre des Apothètes. Malgré sa cruauté, cette organisation est égalitaire dans son principe, nul ne pouvant s’y soustraire, quelle que soit la fortune de ses parents, et efficace, puisqu’elle favorisera la domination séculaire des armées spartiates sur le Péloponnèse.

Ces deux vertus – méritocratie et efficacité – séduisent de nombreuses institutions anglo-saxonnes qui appliquent le « up or out » à partir du XXe siècle : l’armée américaine pour ses officiers supérieurs, les grandes universités de la côte Est pour leur corps professoral, puis les premières firmes de services professionnels, culturellement proches des précédentes : avocats et banquiers d’affaires, commissaires aux comptes, consultants en ingénierie ou en gestion.

Toutes ces organisations structurent alors le parcours de carrière de la même façon : une hiérarchie formelle avec de nombreux « grades » ou « rôles » successifs, de junior à directeur ; une formation poussée, le plus souvent sur le mode du compagnonnage ; des évaluations fréquentes et aussi objectives que possible ; une durée couperet pour franchir chaque échelon, fixée à quelques semestres en général. La rigueur spartiate est néanmoins un brin tempérée, un confortable chèque permettant désormais d’amortir le plongeon dans les Apothètes. Ce qui s’avère préférable tant du point de vue humain que business – puisque l’ancien collaborateur pourra, par la suite, devenir un client.

À l’heure actuelle, les Big Four, les grands cabinets d’avocats d’affaires, les banques d’investissement ou les fonds les plus renommés, ainsi que les majors du conseil, s’inscrivent donc dans un modèle éprouvé – lequel est même parfois perçu comme une marque de prestige.

Des avantages du « tournoi » en entreprise…

Au début des années quatre-vingt, deux économistes, Edward Lazear et Sherwin Rosen, ont proposé une « théorie du tournoi », qui permet d’expliquer les ressorts du « up or out » et les avantages que les firmes de services professionnels en retirent. Le modèle qu’ils avancent se distingue du schéma microéconomique « classique ». Dans ce dernier, l’employé d’une entreprise en situation de libre concurrence doit, idéalement, être rémunéré selon sa productivité marginale. Un schéma bien adapté à une économie industrielle de type fordisme, où la productivité se mesure aisément, par exemple, au nombre de pièces conformes fabriquées à la journée.

Mais dans certains secteurs et sous certaines conditions, avancent les deux économistes, un système de « tournoi » s’avère plus incitatif. Dans un tel système, la rémunération n’est plus fonction de la production, mais d’un classement déterminé par une compétition. Les gagnants obtiennent une « récompense » disproportionnée par rapport à leur surcroît de talent ou d’engagement, comparés à leurs concurrents. Mais le seul espoir de ce gain permet de motiver l’ensemble des « joueurs ».

Un fonctionnement qu’un associé de cabinet de conseil résume crûment « en off » : « Ce qui fait tourner le conseil, c’est la promesse qu’un jour, toi aussi, tu auras le droit de conduire l’Aston Martin ». Lazear et Rosen démontrent que le « tournoi » est un système optimal pour des secteurs d’activité où quantifier la production personnelle de chaque employé serait trop coûteux, où l’investissement exigé de la part des employés est élevé, et où la performance est déterminée par une part importante de facteurs aléatoires. Le conseil en stratégie est pile dans la cible.

... et des limites du système

Depuis quelques années, des lézardes se font néanmoins jour dans un dispositif longtemps immuable. Elles sont tout à la fois liées aux aspirations d’une nouvelle génération de consultants, à la diversification des modèles de service des cabinets et aux coûts massifs de ce système. Dès lors, certains cabinets innovent pour en préserver l’esprit tout en assouplissant sa mise en pratique.

Premier problème rencontré par les cabinets : entretenir la motivation dans la durée, sachant que le parcours jusqu’au « Graal » du statut d’associé ne dure pas moins de huit à dix ans. De quoi essouffler les plus vaillants, qui parfois ne prennent que progressivement conscience de la rudesse du challenge. Survitaminés à la sortie d’école, certains s’émoussent quelques années plus tard, à l’arrivée d’un premier enfant par exemple.

Les « millennials » – ces salariés arrivés sur le marché du travail après 2000 et que sociologues et DRH s’échinent à décrypter – semblent plus prompts que leurs prédécesseurs à prendre la tangente, qui pour rejoindre une séduisante « licorne1», qui pour lancer sa propre entreprise. Et la perspective dorée de devenir associé ne suffit plus à retenir les meilleurs éléments. Au point que certains évoquent désormais en privé une vraie « crise des vocations » avant, selon leur degré de bienveillance, de saluer l’appétit d’aventure de cette génération ou de fustiger son impatience et ses exigences.

Même si la question de l’attractivité du conseil en stratégie dépasse largement celle du « up or out », force est de constater que les cabinets multiplient les options pour offrir un ballon d’oxygène aux consultants : parenthèse maternité ou paternité, MBA, engagement dans une ONG, « intrapreneuriat ». Pour répondre à la diversité des attentes, ces cabinets ajoutent donc un troisième terme à l’alternative : « up or out… or pause ».

Second dilemme : le coût en capital humain faramineux de ce système. Qu’on y songe ! Un « principal » (ou « associate partner » selon la dénomination propre à chaque cabinet) qui échoue à la dernière marche et part, ce sont des dizaines de milliers d’euros investis en formation continue qui s’envolent, ainsi qu’un réseau client et interne d’une valeur inestimable, et souvent des compétences précieuses sur un sujet spécifique, même si par ailleurs, il ne satisfait pas à tous les critères de performance.

Relativement indolore dans un contexte de forte croissance et d’abondance des talents, qui prévalait jusque dans les années 2000, un tel « gâchis » interroge davantage à l’heure actuelle. D’autant que les grands du conseil en stratégie diversifient leurs services, même s’ils se défendent de descendre en gamme.

Ils interviennent désormais sur de la transformation et de l’accompagnement du changement, sous des labels plus ou moins nébuleux (« results delivery » ou autre « implementation »). Il est alors bien tentant de recycler les talents maison plutôt que de les écarter d’office, en leur proposant une trajectoire de carrière parallèle et plus « plane ». C’est ainsi que l’on peut interpréter la floraison de nouveaux titres depuis quelques années : « associate director » au BCG ou « expert principal » chez McKinsey et Bain.

Et par ailleurs, les fonctions de manager de practice ou de service support constituent, elles aussi, des plateformes de reconversion possibles pour les consultants. Ces itinéraires bis de carrière offrent, là aussi, une alternative plus ouverte que le « up or out » strict, auquel se substitue alors une forme de « grow or go » (le collaborateur reste tant qu’il peut apporter une contribution positive au cabinet).

En définitive, si le « up or out » demeure le paradigme dominant dans le conseil en stratégie, il n’est plus exclusif. La variété des parcours proposés est aujourd’hui un champ d’innovation majeur pour les RH du secteur.

Charles René pour Consultor.fr

 

1Une Licorne désigne une entreprise du secteur technologique âgée de moins de dix ans et valorisée plus d'un milliard de dollars avant son introduction en bourse.

17 Fév. 2016 à 14:54
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commentaires (1)

François Vélot
26 Avr 2018 à 14:32
Le "up or out" est peut-être has been... Mais il est surtout considéré par les juges comme un indice de discrimination en fonction de l'âge (cass. soc. 12 avril 2018, n° 16-25503 D).
François Vélot
Juriste en droit du travail

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2021-09-26 20:23:31
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