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Création d’un géant européen des satellites : orgie de conseil en vue ?

Avec le projet Bromo – du nom d’un volcan indonésien –, Airbus, Thales et Leonardo s’engagent dans une opération plus que complexe. Plusieurs centaines de millions d’euros par an de synergies sont attendus dès 2030.

Lydie Lacroix
02 Déc. 2025 à 05:00
Création d’un géant européen des satellites : orgie de conseil en vue ?
© TebNad/Adobe Stock

Cette fois, l’Europe s’attaque à ce qui semblait relever du fantasme : unifier ses grands acteurs industriels du secteur spatial. Sachant que la perspective d’un rapprochement « n’avait jamais été poussée aussi loin », assurent de concert l’associé de Cylad Sébastien Cailliau et Frédéric Saffar, associé senior chez Mews Partners.

La signature d’un protocole d’accord par Airbus, Thales et Leonardo le 23 octobre dernier ouvre la voie à la plus grande consolidation spatiale européenne depuis 20 ans, avec un futur groupe de 25 000 salariés et 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.

Sont concernées :

  • les activités Systèmes spatiaux et Numérique spatial d’Airbus Defence and Space ;
  • la division spatiale de Leonardo, via ses participations dans les joint-ventures Telespazio (exploitation de satellites) et Thales Alenia Space (fabrication de satellites) ;
  • la division spatiale de Thales, via sa participation dans Telespazio, et Thales SESO (fabrication de miroirs destinés aux satellites).

Aussi historique soit-il, ce rapprochement ne produira toutefois aucun effet visible avant 2027 – dans le meilleur des cas.

Quels en seront les facteurs de succès, et quel rôle les cabinets de conseil vont-ils jouer dans l’écriture de ce nouveau chapitre ?

L’urgence de réorganiser le paysage industriel

Si Frédéric Saffar salue la fin « d’un long cheminement », Sébastien Cailliau rappelle l’urgence d’agir : « L’Europe ne peut plus s’offrir le luxe d’une concurrence destructrice sur les marges, dans un marché où 60 à 70 % du business est captif. » L’associé de Cylad fait ici référence aux programmes financés par les États ou la Commission européenne, par des agences nationales agissant comme maîtresses d’ouvrage ou en cofinancement, ou par l’Agence spatiale européenne (ESA), et à toutes les commandes publiques non ouvertes à la concurrence internationale.

Cela alors même que, sur le marché commercial – ou majoritairement commercial –, le segment des grands satellites télécoms en orbite géostationnaire (à 36 000 km de la Terre) « s’est effondré, divisé par 3 ou 4 ». Les fabricants européens enregistrent en outre des retards et surcoûts sur leur nouvelle génération de satellites reconfigurables en orbite.

Plus problématique encore, ils sont « quasi absents du segment des constellations en orbite basse [à 800 km en moyenne de la Terre, ndlr] ». Ces dernières fournissent des services à forte réactivité requis pour des usages tels que les visioconférences, les jeux en ligne ou, dans un autre registre, les drones militaires. « Airbus et Thales ont pris du retard », ajoute Frédéric Saffar. Le programme dédié OneWeb, initié avant Starlink par une start-up britannique et désormais opéré par Eutelsat, n’intégrerait pas « certaines technologies clés, comme les liaisons intersatellites, par exemple », indique Sébastien Cailliau.

Starlink règne sur ce second marché. Et de nouvelles constellations sont lancées sous la houlette d’Amazon (Amazon Leo – pour « Low Earth Orbit ») ou des Chinois Guowang et Qianfan/Thousand Sails.

Atteindre une taille critique pour se repositionner fait donc figure d’enjeu majeur pour les Européens.

À la recherche de toutes les « synergies » possibles

La motivation économique du rapprochement est manifeste. « Les activités spatiales d’Airbus et de Thales font face à de gros enjeux de compétitivité », note Frédéric Saffar. Ainsi, en 2024, la division Defence & Space d’Airbus a enregistré près de 1,3 milliard d’euros de coûts exceptionnels, quand Thales Alenia Space a subi une perte nette de 45 millions d’euros en 2023.

Or, dans le spatial, l’avantage compétitif naît « de la capacité des groupes à croire à une techno et à investir eux-mêmes, au-delà des investissements publics – comme Airbus l’a fait sur la haute résolution optique », indique l’associé senior de Mews Partners. Mais les investissements se sont grippés. D’après le délégué syndical central CGT Sébastien Rostan (Airbus Defence & Space), en R&D, le taux d’investissement aurait été « de moins de 3 % du chiffre d’affaires » en 2024.

D’où l’intérêt – selon les trois groupes – d’unir leurs forces. « Les économies d’échelle devraient se chiffrer à plusieurs centaines de millions d’euros par an », indique Frédéric Saffar. Le défi tient beaucoup dans la rationalisation industrielle, alors que le secteur est depuis longtemps structuré par le principe du « juste retour géographique » de l’Agence Spatiale européenne.

Ce mécanisme impose que chaque État récupère, sous forme de contrats industriels, une part équivalente à sa contribution aux programmes de l’Agence. Résultat : les budgets seraient « saupoudrés » entre plusieurs pays, les chaînes de production se multipliant et aucun acteur ne pouvant atteindre, seul, la taille critique ni la spécialisation nécessaire sur un segment donné.

Pour Sébastien Cailliau, la réussite du projet Bromo dépendra donc « de la capacité à dépasser ces contraintes historiques et à réaliser les synergies promises, pour concentrer l’effort industriel ».

La gouvernance du nouvel ensemble, « une question pas piquée des vers »

Sur le plan capitalistique, les choses sont réglées. Airbus détiendra 35 % du nouvel ensemble et Leonardo et Thales, 32,5 % chacun. Mais des difficultés subsistent.

Tout d’abord en matière de concurrence. « Airbus et Leonardo sont encore en compétition sur des appels d’offres en cours », indique Frédéric Saffar. Par ailleurs, tant que les autorisations réglementaires n’auront pas été délivrées, les trois groupes devront avancer sans échanger d’informations commerciales sensibles, ce qui complique la préparation du rapprochement.

Vient ensuite le défi de l’articulation opérationnelle. Au-delà de la fusion de Thales Alenia Space et de Telespazio – dont l’alignement aurait toujours été « compliqué », selon Sébastien Cailliau – cette fois, il faudra non seulement les réunir, mais aussi intégrer Airbus.

Et surtout, la gouvernance du futur géant devra être suffisamment claire et réactive pour arbitrer entre des priorités industrielles et nationales souvent divergentes – alors que, jusqu’à présent, chaque acteur défendait son propre périmètre.

L’Europe dispose toutefois d’un exemple de réussite en la matière, cité par les deux associés : « le missilier MBDA, qui était aussi une joint-venture ». Un précédent nettement plus limité.

Une aubaine pour les consultants

« Classiquement, dans ces grands projets, des cabinets de conseil en stratégie, de conseil financier et de conseil juridique sont sollicités », explique Frédéric Saffar. Et le chantier est d'envergure puisque ce sont des centaines de millions d’euros de synergies par an qui sont envisagés, dès 5 ans après la signature du protocole d’accord.

A ce stade, Sébastien Cailliau confirme que les trois groupes ont déjà « mobilisé un ou plusieurs cabinets ». Impossible d’en savoir davantage.

Selon lui, choisir le même cabinet de stratégie serait « l’idéal, mais c’est rare». Les grandes marques de stratégie – McKinsey, BCG, etc. – seraient avantagées par leur réputation et leur capacité à gérer des projets complexes et internationaux.

Comme l’a montré une enquête de Consultor fin 2024 (sur la base de données compilées par le CCR, un collectif de journalistes d’investigation), McKinsey est très présent auprès d’Airbus, Safran, Thales et MBDA, filiale commune d’Airbus, BAE Systems et Leonardo. À titre d’exemple, les missions menées pour Airbus Group entre avril 2022 et octobre 2023 ont représenté de 1 à 5 % des revenus de McKinsey France.

Il peut par ailleurs y avoir « une prime à l’historique pour ceux ayant déjà conseillé sur le protocole d’accord ».

Si, à court terme, ce rapprochement constitue donc « une manne de missions pour les grands cabinets », à moyen terme « d’autres acteurs du conseil pourraient être mobilisés pour ajuster la mise en œuvre » une fois l’intégration lancée. Et les projets de ce type reposeraient avant tout « sur des méthodologies organisationnelles, IT et RH, transposables d’un secteur à l’autre ». Selon Frédéric Saffar en revanche, « les cabinets connaissant le secteur disposent d’un avantage certain ».

Berlin, une ligne de faille dans le projet ?

Pour Sébastien Cailliau, le risque majeur est de nature politique. L’Allemagne pourrait décider de soutenir massivement le groupe OHB – dont le chiffre d’affaires s’élève déjà « à 1 milliard d’euros » – et de bâtir son propre champion. Fin septembre, le ministre allemand de la Défense a annoncé des investissements « de 35 milliards d’euros d’ici 2030 dans le spatial militaire ».

Un scénario qui recréerait une fragmentation « à la Rafale-Eurofighter » ! À cela s’ajoutent les contraintes de la dimension duale du spatial – avec une partie défense qui limite le partage des informations sensibles.

Quant au défi humain et/ou RH, il sera significatif selon Frédéric Saffar. « Faire converger les cultures va prendre du temps. Il y a un attachement à la marque, au groupe d’où l’on vient, sans oublier la situation de concurrence vécue pendant des années. »

Sébastien Cailliau ne partage ce constat qu’en partie. S’il ne nie pas la dimension de culture d’entreprise, « les synergies industrielles et la simplification de la gouvernance » lui semblent plus ardues.

Quoi qu’il en soit, le marché devrait « tripler d’ici 2035–2040 », et l’appétit en compétences dédiées, dans la défense, permettre de nombreuses reconversions. À condition, prévient Sébastien Cailliau, d’éviter de recréer « plein de petites chapelles » et de gagner en agilité.

Car c’est bien là le principal risque mis en exergue par certains experts à ce stade (hors secteur du conseil) : celui de générer un « pachyderme bureaucratique ». À suivre.

Cylad Mews Partners Frédéric Saffar Sébastien Cailliau
Lydie Lacroix
02 Déc. 2025 à 05:00
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aéronautique - défense

Adeline
aéronautique - défense
projet Bromo, Airbus, Thales, Leonardo, spatial européen, consolidation spatiale, satellites, synergies industrielles, ESA, conseil en stratégie
15070
Cylad Mews Partners
Frédéric Saffar Sébastien Cailliau
2025-12-02 08:51:17
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