La naissance du conseil aux États-Unis
La profession a moins de cent ans et pourtant elle a su s’imposer comme un acteur indispensable du business, et ce dans le monde entier. Récit d’une genèse.
Produit d’une évolution rapide et importante qui aboutit en 1934, le conseil en stratégie constitue l’un des éléments structurants du business model américain. Une révolution qui commence dès la fin du XIXe siècle.

1890 : le renouveau du capitalisme américain
Bien que l’acte fondateur du conseil en stratégie, le Glass-Steagall Act, ne date que de 1934, l’histoire du secteur commence en réalité près de trente ans plus tôt. « Dans les années 1890, le gouvernement américain met en place une loi antitrust au niveau fédéral, explique Marie-Laure Djelic, responsable du département management de l’ESSEC et auteur de plusieurs articles sur l’émergence du conseil. C’est le Sherman Act, fondation de la plupart des lois de régulation de la compétition telles qu’elles existent aujourd’hui aux États-Unis et en Europe. » Tels des dominos, des réactions en chaîne se déclenchent pour s’adapter à la nouvelle donne. Pour contourner la loi sur les cartels, les entreprises se regroupent dans des joint stock corporations, l’équivalent de nos SA. L’industrie connaît des transformations radicales : le nombre de très grandes entreprises augmente à une vitesse exponentielle tandis que les petites sociétés familiales deviennent l’exception, là où elles étaient la norme. C’est la première grande merger wave de l’économie américaine.
Cette nouvelle structure d’entreprise entraîne d’autres bouleversements : elle sépare la propriété de la prise de décision, ce qui deviendra plus tard le management. « Les individus qui prennent les commandes doivent donc justifier d’une certaine légitimité et le management devient une science », développe Marie-Laure Djelic. Le premier à placer ses propres experts à la tête des entreprises dont la propriété s’est éparpillée, avec le système de l’actionnariat, est le banquier J. P. Morgan qui va jouer au début du XXe siècle un véritable rôle d’organisateur.
Mais s’ils ont initié l’émergence du secteur, c’est par leurs propres actions, leurs propres erreurs que les banquiers se verront interdits d’exercer toute activité de conseil. « La crise de 1929 va tout changer, car elle est interprétée comme le résultat des décisions irresponsables des banquiers, affirme Marie-Laure Djelic. Le gouvernement de Roosevelt entreprend donc de réguler le secteur financier, ce qui aboutit au Glass-Steagall Act en 1934. » Le premier volet de la loi sépare les banques de dépôt des banques d’affaires, tandis que la seconde partie de la loi interdit aux banques d’affaires de jouer un rôle de conseil auprès de leurs clients. Une fenêtre d’opportunités s’est ouverte et certains comprendront très vite le potentiel de ce nouveau secteur.
Les premières initiatives : Marvin Bower et McKinsey
Si le Glass-Steagall Act ébranle l’économie américaine, il n’a pas fait disparaître pour autant le besoin de conseil. Les entreprises ont atteint une taille critique telle qu’elles ne peuvent se passer d’une aide extérieure en matière de prise de décision. James O. McKinsey était alors à la tête d’une société d’audit portant son nom. Il embauche le jeune et brillant Marvin Bower, qui changera le destin de l’entreprise et du secteur tout entier. Fait rare à l’époque, Marvin Bower possède non seulement un diplôme de droit mais aussi un MBA. Quand il rejoint McKinsey, dès la fin des années vingt, il importe les modes de fonctionnement des law firms américaines : partnership, up-or-out... En 1934, Bower comprend très vite l’opportunité créée par le Glass-Steagall Act et il propose de réorienter le cabinet vers le conseil en management, qui à l’époque ne s’appelait pas encore comme cela. Historiquement, le premier cabinet de conseil fut Arthur D. Little, fondé en 1886. Mais c'est Marvin Bower qui donnera à la profession son visage actuel.
Le bureau de New York, qu’il dirige, s’engage dans cette voie, tandis que le bureau de Chicago fait cession. Il deviendra A.T. Kearney. S’inspirant de sa propre expérience, Bower choisit de recruter, non plus des hommes expérimentés et aguerris, comme ceux de J. P. Morgan, mais de jeunes diplômés fraîchement sortis de l’école. Pas de n’importe quelle école, toutefois : il ne sélectionne que les baker scholars, les 5 % des meilleurs issus de Harvard, dans un premier temps, puis des autres grandes business schools qui voient le jour.
Le succès fut au rendez-vous. Une décennie plus tard, le nombre de cabinets de conseil avait augmenté en moyenne de 50 % chaque année : d’une centaine au début des années trente, on en dénombrait quelque 400 à l’aube des années quarante. En 1950, plus d’un millier de cabinets employaient environ 12 000 consultants. À la fin de la décennie, ils étaient près de 50 000 dans tout le pays. « Les cabinets de consultants ne sont pas seulement une conséquence de la transformation de l’économie américaine, affirme Marie-Laure Djelic. Au contraire, je conçois l’émergence de cette industrie comme l’un des éléments structurants forts de la forme du capitalisme qui se met en place à la fin du XXe siècle aux États-Unis. »
Après avoir façonné leur profession pendant près d’un demi-siècle, les industriels se tournent alors vers de nouveaux horizons : par-delà l’Atlantique, l’Europe de l’Ouest cherche un modèle économique. La construction de la Communauté européenne et l’émergence d’un marché unifié se présentent comme un nouveau champ d’opportunités. Les entreprises américaines n’hésiteront pas longtemps à investir massivement ce marché, et à leur suite, les service providers, cabinets de conseil en tête. La première vague d’exportation du modèle américain dans les années soixante peut alors démarrer.
Dans les années soixante, les entreprises américaines lancent une vaste offensive hors de leurs frontières, en direction du marché européen. Les service providers, et notamment les activités de conseil en stratégie, suivront le mouvement. Dans un premier temps, les cabinets s'installent en France et dans le reste de l'Europe sans s'adapter aux spécificités locales. Mais les crises successives des années soixante-dix redéfiniront le paysage du conseil sur le vieux continent.à lire aussi
Diplômée de Harvard, de l’ESSEC et de la Sorbonne, Marie-Laure Djelic enseigne le management à l’ESSEC et s’est spécialisée dans les théories de l’organisation et l’histoire comparative du capitalisme. Elle est l’auteur d’Exporting the American Model et de plusieurs articles sur l’histoire du conseil, notamment « MESSAGE AND MEDIUM : The Role of Consulting Firms in Globalization and Its Local Interpretation », qu’elle a cosigné, et de « L’arbre banian de la mondialisation » qui narre l’histoire du cabinet McKinsey
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