Conseil en stratégie et fonds de retournement : entre indifférence et alliances de circonstance ?
Les fonds de retournement ont récemment attiré l’attention médiatique au travers d’un dossier emblématique, la reprise de Lapeyre par Mutares – avec, à la clé, des prestations significatives commandées à des cabinets de conseil, notamment en stratégie. Pourtant, ces deux types d’acteurs semblent se retrouver assez rarement sur les mêmes dossiers. Pour en savoir plus, nous avons posé la question aussi bien à des cabinets de conseil en stratégie (Alvarez & Marsal, Eight Advisory, EY-Parthenon) qu’à des fonds de retournement (Equinox, Mutares, Verdoso).

Début juillet, une commission d’enquête de l’Assemblée nationale « sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements » publiait son rapport. On y trouvait notamment un focus sur les cessions d’entreprises et sur le rôle qu’y jouent les fonds de retournement, dont les rapporteurs déplorent les « pratiques parfois dommageables ». L’exemple que les députés ont choisi de développer est celui de Mutares, et plus particulièrement le dossier de la reprise de Lapeyre à Saint-Gobain en 2021, qui fera par la suite l’objet d’un article de Mediapart. Ce dernier évoque une ardoise de 50 M€ de frais de conseil facturés à Lapeyre entre 2021 et 2024 par une grande variété de prestataires – parmi lesquels on retrouve les cabinets de conseil en stratégie Advancy et Accuracy. L’idée étant, manifestement, de décrire la somme de ces dépenses comme excessive, sans pour autant entrer dans le détail de leur utilisation. Quel type de relations entretiennent ces deux types d’intervenants sur le marché très spécifique – et florissant ces deux dernières années – du restructuring et du retournement ?
à lire aussi

L’année dernière, les cabinets de conseil en stratégie se préparaient à une accélération de leurs missions dans le domaine du restructuring/retournement. C’est chose faite… L’année 2023 – et peut-être plus encore 2024 – a contraint de nombreuses entreprises à de forts arbitrages de transformation. Et les consultants sont à la manœuvre auprès des acteurs, dirigeants, actionnaires, comme fonds de private equity.
La règle : un face-à-face distant
La situation la plus courante semble être une indifférence polie. On se connaît, on se croise, mais on travaille peu ensemble. C’est l’analyse de Matthieu Carlier, partner chez EY-Parthenon : « Dans mon expérience, les fonds de retournement font très peu appel aux cabinets de conseil. Ils ont leur propre mode d’organisation, avec des équipes d’investissement en interne qui font les due diligences financières et des équipes d’opérations comprenant des managers de transition, des spécialistes de la supply chain ou d’autres experts. » Les consultants en stratégie vont donc davantage les croiser « en face », le cabinet conseillant le vendeur, le fonds de retournement dans son rôle de repreneur.
Pour Luc de Saint Sauveur, partner chez Eight Advisory, entre fonds de retournement et cabinets de conseil en stratégie, « des liens existent. Nous nous parlons régulièrement. Nous nous rencontrons dans beaucoup de dossiers. Mais l’utilisation du conseil en stratégie par ces fonds reste assez limitée ». Pourquoi ? « Les fonds de retournement sont des acteurs particuliers dans le monde des fonds d’investissement. Les dirigeants sont souvent d’anciens opérationnels (direction générale, commerce, opérations, financier), ils ont une expérience du terrain qui leur permet de moins dépendre de conseils extérieurs. » Et ils ont souvent leurs propres équipes, parfois « d’anciens consultants de cabinets spécialisés dans le restructuring comme Eight Advisory ».
En théorie, selon Siham Slaoui, managing director chez Alvarez & Marsal, « quand ils reprennent une entreprise, les fonds de retournement peuvent faire appel aux cabinets de conseil dans la phase de diagnostic comme dans la l’élaboration du plan stratégique, opérationnel et financier », ou encore, aux côtés d’autres consultants pour « accroître la force de frappe et accélérer l’exécution, en accompagnement du management, sur le terrain ». En pratique cependant, « les fonds de retournement ont souvent leurs équipes internes et travaillent sur des dossiers qui, de par leurs dimensions et leurs caractéristiques, se prêtent moins au conseil opérationnel ou en stratégie. De ce fait, ils font moins appel à nos services que d’autres types d’investisseurs ».
Une culture farouchement indépendante
Les représentants de fonds de retournement sont en phase avec cette analyse, mais avec des nuances, liées au type de fonds et, justement, à la culture. « Dans les fonds de retournement, analyse Luc de Saint Sauveur, la personnalité du fondateur et son équipe rapprochée ont beaucoup d’influence sur l’état d’esprit du fonds. Ce qui implique que chaque fonds de retournement est unique. On peut tout de même distinguer deux types d’acteurs : des structures qui sont rattachées à des modèles anglo-saxons, et qui sont alignées sur la culture du groupe ; et des héros locaux, souvent sous des formats de holdings industrielles, un modèle spécifique à la France. »
Verdoso incarne ce second type de fonds. Vincent Fahmy, managing director, se montre catégorique sur le sujet du conseil en stratégie. Soit le problème de l’entreprise à reprendre est lié à la situation du marché, et alors, « pas besoin de consultants pour savoir qu’un marché est en train de disparaître ». Soit « l’entreprise va mal parce qu’elle a mal investi ; l’enjeu sera d’évaluer si elle a les ressources et les capacités d’infléchir cette mauvaise stratégie. Pour l’essentiel, cela relève du contrôle de gestion et de l’analyse financière, la composante stratégique n’est pas très importante ». Si le problème est lié à un marché cyclique, il s’agira le plus souvent de « réduire le point mort ; c’est de l’analyse économique, pas de la stratégie ». Pourtant, Vincent Fahmy en convient : les cabinets de conseil en stratégie savent faire tout cela. Mais, précise-t-il, « je n’en ai pas besoin, puisque c’est notre métier. En revanche, je peux avoir recours aux services de cabinets d’analyse et de conseil financier », sur le périmètre des Big 4.
Même son de cloche du côté de Charles-Henri Rossignol, managing partner à Equinox Industries. « Nous ne faisons pas appel aux cabinets de conseil en stratégie parce que d’une part, la stratégie est notre savoir-faire, et d’autre part, nous n’en avons pas les moyens. Nous ne jouons pas avec l’argent des autres, mais avec le nôtre. On trouve facilement des cabinets pour nous vendre des missions à plusieurs centaines de milliers d’euros ; beaucoup plus difficilement des gens prêts à prendre des risques sur les résultats de leurs préconisations ! »
Bien sûr, le conseil en stratégie peut arriver éventuellement en aval du retournement : « Dans la vie de la participation, une fois l’entreprise revenue à l’équilibre, il peut arriver que l’on fasse appel aux services de cabinets de conseil en stratégie sur des sujets particuliers. Mais on est alors sorti de la problématique du retournement. » Le non-recours aux cabinets de conseil en stratégie n’est donc pas une simple conséquence de la taille relativement réduite des fonds que nous venons d’évoquer ; après tout, Verdoso avait bien fait, en partenariat avec un conglomérat industriel algérien (Cevital), une proposition alternative – non retenue – pour la reprise de Lapeyre. Mais l’offre de Mutares à Saint-Gobain avait déjà été acceptée.
Le contre-exemple Mutares
Mutares, nous l’avons vu, ne dédaigne pas de travailler avec des consultants en stratégie, bien qu’il soit doté d’importantes équipes de conseil internalisées. Henri-Pierre Garnier, directeur chez Mutares France, nous le confirme. Mais quels critères justifient-ils donc l’intervention de cabinets externes ? D’abord, la difficulté du dossier, qui a impliqué simultanément « un chantier de carve-out complexe, qui a duré 18 mois, avec une infrastructure et des datacenters imbriqués dans la structure Saint-Gobain. La situation opérationnelle était difficile, avec de gros défis à relever, un problème structurel de positionnement ». Parmi la multiplicité des intervenants mobilisés, « nous avons fait appel à Roland Berger et Advancy sur la stratégie, Accuracy et EY sur la partie chiffres, Porsche Consulting sur la performance industrielle, Kepler et EPSA sur les achats, des conseils dédiés sur la partie IT ».
La diversité des sujets et le besoin de flexibilité sont en eux-mêmes des raisons de faire appel à l’externe, explique Thibault Depoix-Joseph, operating partner chez Mutares France. « Nous intervenons en support des équipes de direction pour les aider à redesigner une trajectoire, sur toutes les dimensions concernées – commerce, achat, supply chain, efficacité, management… Là où il y a besoin de conseil, nous faisons appel soit à nos consultants, soit à des cabinets externes lorsque nous voulons des ressources ponctuelles expertes sur les domaines fonctionnels sans avoir à embaucher. » L’urgence et la connaissance des secteurs sont encore des motivations puissantes, souligne Henri-Pierre Garnier : « Sur les marchés que nous connaissons bien, comme l’automobile, nous faisons moins appel à l’externe. Mais nous allons chercher l’expertise sectorielle quand c’est nécessaire – comme dans le cas de Lapeyre. Il faut aller vite dans le retournement : les consultants externes nous permettent de gagner ce temps. »
Luc de Saint Sauveur (Eight) confirme ce point, côté cabinet : « Le conseil en stratégie peut intervenir au cas par cas avec un fonds de retournement pour soutenir la définition et la mise en œuvre du plan si le fonds n’a pas les équipes spécialisées sur le sujet. C’est notamment le cas quand il y a besoin d’une expertise sectorielle ou d’ajouter un brique stratégique, pour enrayer la chute d’activité ou faire croitre la topline » et que le temps presse. « Le défi numéro un, dans le retournement, c’est le temps : au départ du projet, chaque jour qui passe est une perte de valeur. » Le conseil en stratégie pourra donc être mobilisé s’il permet d’accélérer la création de valeur dans un univers en crise. « Sur ce point, la demande évolue vers des plans stratégiques qui ont une capacité à être exécutés très rapidement, dans un monde économique qui bouge très vite. C’est pourquoi nous nous retrouvons beaucoup à accompagner des dossiers dans la conversion d’une ambition vers l’exécution, en travaillant à 6 mains : la société, le fonds d’investissement et nous. »
Les cabinets prescripteurs des fonds de retournement ?
Entre collaboration ponctuelle et « face à face » de part et d’autre du deal, les relations entre fonds de retournement et cabinets de conseil en stratégie semblent donc bien éloignées de la complicité tacite imaginée par Mediapart. Là encore, cependant, la dichotomie culturelle entre fonds français et filiales de grands acteurs internationaux se manifeste.
Ainsi, lorsqu’on demande à Charles-Henri Rossignol s’il peut parfois consulter les travaux effectués par les cabinets de conseil en stratégie en amont de la cession, il répond sans ambages : « Cela arrive, mais dans ce cas, nous n’en apprenons pas grand-chose. Si les dossiers de ces entreprises nous parviennent, c’est que ce qui a été fait en stratégie n’a pas fonctionné ! La plupart du temps, nous commençons par faire table rase du passé. » De l’autre côté de la barrière, Matthieu Carlier d’EY-Parthenon estime que, dans ces situations, le rôle du consultant sera de renseigner les clients sur « les bonnes pratiques à adopter quand on négocie avec un fonds de retournement ».
Pour Henri-Pierre Garnier de Mutares, en revanche, cette méfiance mutuelle n’est pas une fatalité. À ses yeux, les cabinets de conseil en stratégie peuvent même jouer le rôle de prescripteurs, lorsque leurs missions se terminent sur une décision de cession. « Les cabinets formulent des recommandations à leurs clients sur leurs portefeuilles d’activité très en amont des processus M&A. Je crois pour ma part qu’il faudrait renforcer nos liens avec les cabinets de conseil en stratégie, pour aboutir à des recommandations plus ciblées. Sans pour autant que ceux-ci trahissent la confidentialité, si la cession d’une business unit est prévue, autant éviter de perdre 9 mois en procédures, alors que le temps est justement particulièrement précieux dans ces situations ! »
Un tuyau intéressant à partager ?
Vous avez une information dont le monde devrait entendre parler ? Une rumeur de fusion en cours ? Nous voulons savoir !
commentaire (0)
Soyez le premier à réagir à cette information
restructuring
- 01/09/25
Dans le cadre de la fusion entre Skydance et Paramount, annoncée en juillet 2024 et finalisée début août 2025, Bain a été chargé d’accompagner le plan de restructuration de la nouvelle entité, Paramount Skydance Corporation.
- 13/06/25
Le cabinet spécialiste du retournement et de la performance vient de recruter Fabien Terraillot. Il est nommé managing director au sein du cabinet, « une nomination stratégique » qui « s’inscrit dans le développement continu de la practice Restructuration financière et opérationnelle d’A&M, afin de répondre à la demande croissante d’expertise sur ce marché en France et en Europe », partage pour l’occasion la gouvernance.
- 09/01/25
La marque autrichienne est lourdement endettée. Le BCG a identifié des pistes pour préserver l’avenir du constructeur.
- 30/08/24
Cette fois, le fondateur d’AlixPartners jette l’éponge ! Un juge fédéral a en effet rejeté sa plainte déposée contre la Firme. Le bras-de-fer avait débuté en 2018.
- 13/08/24
Selon les informations du média allemand Redaktion Netzwerk Deutschland, le plus grand distributeur de matériel et produits agricoles du pays, BayWa, est dans le rouge en raison de son activité de vente de panneaux solaires.
- 21/05/24
L’année dernière, les cabinets de conseil en stratégie se préparaient à une accélération de leurs missions dans le domaine du restructuring/retournement. C’est chose faite… L’année 2023 – et peut-être plus encore 2024 – a contraint de nombreuses entreprises à de forts arbitrages de transformation. Et les consultants sont à la manœuvre auprès des acteurs, dirigeants, actionnaires, comme fonds de private equity.
- 29/08/23
D’abord déboutée, un magistrat vient de juger recevable la plainte déposée en 2018 par Jay Alix. Le fondateur d’AlixPartners guerroie depuis une décennie contre les irrégularités déclaratives dans lesquelles McKinsey se serait développé dans le domaine du conseil en retournement d’entreprises en difficulté.
- 07/04/23
Des sources internes indiquaient au Wall Street Journal le 4 avril dernier que RTS (Recovery and transformation services), la marque de retournement d’entreprises en déconfiture que McKinsey avait lancée en 2010, allait fortement réduire la voilure, voire cesser – après des années de conflits judiciaires la concernant aux États-Unis. En France, où RTS avait été développée de 2014 à 2020, hormis un gros contrat voilà quelques années pour CMA-CGM, la concurrence dit ne plus voir la firme sur ce sujet.
- 27/01/23
Depuis un an, la guerre en Ukraine rebat les cartes de l’économie mondiale. Avec un nouvel acteur, l’inflation. Cette conjoncture complexifie la donne pour les entreprises déjà impactées par la pandémie, mais jusque-là soutenues par l’État, et fragilise de nouveaux secteurs. Les cabinets sont dans les starting-blocks « retournement ».