Sénat : les conseils de la « Big Pharma » passés au gril
Le 24 mai dernier, quatre cabinets de conseil en stratégie ont passé un oral sur les bancs de la chambre haute du Parlement. Le sujet du jour de la commission d’enquête sénatoriale en cours : les causes des pénuries de médicaments en France. La rapporteure Laurence Cohen se dit plutôt troublée par leurs réponses « imprécises et fuyantes ».
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« Ils n’ont pas cessé de jouer au chat et à la souris », répète à l’envi Laurence Cohen, sénatrice du Val-de-Marne, vice-présidente de la commission des affaires sociales. La rapporteure de la commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments (constituée le 1er février dernier), interrogée par Consultor, n’en revient toujours pas de la stratégie utilisée par les représentants des cabinets de conseil face aux questions des membres de la commission.
Avec une question de départ cash sur le rôle des cabinets de conseil dans la délocalisation de sites ou de productions des laboratoires pharma et qui auraient eu pour conséquences des pénuries de médicaments. Car, comme l’a souligné la sénatrice (Groupe communiste républicain et citoyen) Laurence Cohen au début de l’audition, « depuis une trentaine d’années, il y a une politique de délocalisation des entreprises, notamment de santé, pour des raisons de rentabilité optimale ».
Bain, McKinsey, le BCG, Roland Berger, au tableau !
Après notamment l’audition de cinq laboratoires pharma (Lavoisier, Pierre Fabre, Delbert, UPSA, Sanofi, Pfizer France), étaient ainsi appelés sur les bancs du Sénat, dans un exercice collectif, des représentants de quatre cabinets de conseil en stratégie (plus le cabinet spécialisé santé et sciences de la vie, AEC Partners) œuvrant dans la sphère pharma : Loïc Plantevin, associé de Bain & Company, directeur du pôle Santé en Europe, Olivier Wierzba, managing partner et chef de file de la biopharma du BCG, Thomas London, le partner santé dans le secteur public de McKinsey (déjà entendu par une autre commission d’enquête du Sénat, celle sur l’influence des cabinets de conseil sur la sphère publique le 18 janvier 2022), et chez Roland Berger, le managing partner France et Maroc, Laurent Benarousse associé à Julien Gautier, senior partner de la practice pharma/santé, promu en 2022.
« Nous avons tenu à auditionner ces cabinets, car lorsque nous avons entendu Sanofi (notamment la présidente, Audrey Derveloy, le 12 avril, ndlr), il nous a été dit que le groupe avait eu recours à des cabinets. Nous avons voulu creuser et avoir des éléments précis. Je ne sais pas comment les représentants des cabinets ont été choisis, mais la plupart du temps, ils n’avaient pas les tenants et aboutissants des dossiers. Dans leurs réponses floues, je les ai même trouvés parfois quelque peu dilettantes, pas à la hauteur. Mais ils ont prêté serment, ils doivent revenir avec des réponses claires par écrit », explicite à Consultor Laurence Cohen.
Délocalisation ? Moi ? Non, jamais…
Il est vrai qu’aux vues de l’audition, il est difficile de comprendre quel a été le rôle précis des cabinets de conseil auprès des entreprises du secteur pharma. À la première question de Laurence Cohen, « Avez-vous conseillé une entreprise (c.-à-d. du secteur pharma) de délocaliser ou d’externaliser de telles activités de production ? Monsieur Plantevin, est-ce votre cabinet qui a conseillé à Sanofi de réduire la voilure à Aramon et à Sisteron au nom de la spécialisation ? Vous n’avez pas émis des conseils concernant la délocalisation partielle de technologies et de productions au motif de l’efficience ? », l’associé interpellé de Bain Loïc Plantevin reste affirmatif : « Non, nous n’avons pas travaillé sur des problématiques de délocalisation de sites industriels en France sur ces 5 dernières années… nous n’avons pas travaillé pour Sanofi sur les sites que vous évoquez », précisant que les missions portaient plutôt « sur des problématiques de spécialisation de sites pour répondre à de besoins d’efficience ». Une déclaration qui ne convainc pas lors de l’audition Sonia de la Provôté, la présidente de la commission, médecin du travail, sénatrice du Calvados (Union centriste), insistante : « Je vais me permettre de reformuler. Est-ce que dans vos conseils il y a pu avoir pour conséquence des délocalisations ou une stratégie industrielle qui a fait que le paysage tel qu’il était constitué a été modifié ? » Loïc Plantevin continue son récit… « Le focus de notre activité big pharma se concentre sur leurs produits innovants et leurs nouveaux produits, et peu sur les produits matures. » L’associé de Bain assurant aussi que la problématique délocalisation/externalisation se faisant plutôt sur les produits matures…
Le BCG, conseil historique de Sanofi, passe son tour
Un peu moins affirmatif, le senior partner du BCG, cabinet qui intervient régulièrement auprès du secteur big pharma depuis plus de 15 ans (dès 2008 avec au programme réorganisations, coupes d’effectifs, définition de pôles de croissance…, et depuis la direction de Paul Hudson en 2019, Olivier Wierzba, notamment, coordonne les missions au sein du groupe). « C’est très difficile de retracer précisément, mais je pense que même indirectement, je ne vois pas à ma connaissance de choix ou de travaux stratégiques que nous ayons pu faire ayant eu comme conséquences, soit sur des transferts de technologies, de volumes ou de sites de production, sur des produits matures ou innovants. » Olivier Wierzba qui reconnaît cependant une mission « qui peut être considéré comme de l’externalisation, sur lequel on pourra revenir »… et sur lequel le cabinet n’est finalement pas revenu… Laurence Cohen de titiller alors l’un des cabinets référents de Sanofi. « Je vois quand même, issu des travaux du BCG, des décisions stratégiques de Sanofi et du plan de sauvegarde de l’emploi… vous auriez travaillé sur la rationalisation des produits distribués par le groupe, 300 familles de produits et 2500 références, un lien direct avec les pénuries, car à partir du moment où vos conseils entraînent des suppressions de postes, et donc un affaiblissement de la production, il y a une incidence sur les pénuries futures de médicaments. Entre 2015 et 2019, c’est McKinsey qui a pris la relève. » Une incise à laquelle le chef de file de la biopharma du BCG, près de 20 ans de BCG au compteur, peine d’ailleurs à répondre. « Sur le PSE (Plan de sauvegarde de l’emploi, ndlr), on a travaillé sur sa mise en œuvre en 2019, mais je ne saurais pas dire ce que l’on a fait précisément. Nous vous ferons des réponses écrites sur ce sujet, comme sur celui de la rationalisation des produits. »
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Depuis 2008, le géant pharmaceutique a noué une relation prédominante avec le cabinet de conseil. Dont l’ampleur suscite parfois interrogations et irritations en interne. Des interventions de consultants que l’entreprise juge normales et nécessaires.
McKinsey et Roland Berger à l’unisson
Même son de cloche chez McKinsey par la voix de Thomas London : « À ma connaissance et dans l’état d’avancement de notre collecte de données, nous n’avons pas accompagné de projets de délocalisation ou la fermeture ou d’externalisation de sites… Ne servant pas Sanofi, je n’ai pas les informations, nous vous enverrons des éléments écrits. » L’expert secteur public de la santé de McKinsey précise : « La focalisation de nos travaux pour l’industrie des problématiques de manufacturing en France est vraiment focalisée sur des notions de renforcement de la base industrielle de développement des capacités de production, d’amélioration de la compétitivité et du positionnement de ces sites en France, ce qui contribue à leur maintien en France. »
Itou du côté de Julien Gautier, senior partner de la practice pharma/santé de Roland Berger, promu en 2022 qui assure que le cabinet n’est pas intervenu sur ce sujet délocalisation/externalisation. À un détail près : « Malgré tout, nous avons eu directement dans ces enjeux de délocalisation et le champ de réindustrialisation travaillé sur la réflexion autour de l’attractivité de la France, notamment dans le choix de cette compétition interpays et donc effectivement la prise en compte des critères d’investissements industriels…. Des arbitrages de spécialisation qui peuvent par ricochet avoir un impact sur des molécules moins performantes. »
Des non-réponses sur ce premier point « délocalisation et pénuries » qui laissent plus que dubitative la sénatrice Laurence Cohen. « Lorsque nous n’avons pas de réponse ou qu’elles sont imprécises, on sait très bien que les cabinets portent la responsabilité dans le choix de l’industrie pharmaceutique de délocaliser des entreprises ou des productions. En creux, cela est révélateur qu’ils n’assument pas. Quand les représentants de Sanofi nous ont dit qu’ils ont pris un certain nombre d’éléments de choix auprès des cabinets, et quand on voit la politique de Sanofi, on voit bien qu’il y a eu des conséquences au niveau de la situation du groupe en France, donc de la production de médicaments. C’est d’autant plus important lorsqu’il y a autant d’aides publiques – l’argent du contribuable – données aux laboratoires, et que ça conduit à la fermeture de sites », partage Laurence Cohen à Consultor.
Le pricing pharma, sujet « global »
Autre question jugée essentielle par la commission d’enquête sur les travaux des cabinets en matière de fixation des prix des médicaments : « Comment êtes-vous intervenus pour obtenir un meilleur prix ? Avez-vous participé aux négociations avec le CEPS (Comité économique des produits de santé, ndlr) ? » Même unanimité par la négative de la part des cabinets de conseil, à l’instar d’Olivier Wierzba du BCG, qui répond sur le sujet pour le moins laconiquement, « non, je ne pense pas, mais sur les stocks, oui », ou de Loïc Plantevin de Bain qui reconnaît des travaux de ce type, mais « que sur des produits innovants », assurant prendre « en considération ces dynamiques de prix pour aligner les timings et séquences de lancement », et reconnaître « cette histoire de reference pricing qui peut exister au niveau européen ». Seul Julien Gautier de Roland Berger de concéder des missions pricing dans le cadre du lancement de nouveaux produits et leurs conditions d’entrée à succès, dont le prix est un élément clef du modèle économique, « mais de façon globale ». Tout comme Thomas London de McKinsey qui avoue ne pas savoir « si le prix est une question spécifique sur laquelle on s’interroge » dans la mesure où l’accompagnement de la stratégie produit s’effectue « souvent à l’échelon global sur des problématiques globales… »
Là encore, totale insatisfaction de la part de Laurence Cohen qui met en avant l’opacité dans ce domaine de la fixation des prix des médicaments et le flou des cabinets quant à leur intervention sur ce sujet. « Il est essentiel d’avoir de la transparence sur les prix pour savoir quelle est la part des coûts de production, des contraintes ESG, du service médical rendu, et des bénéfices de l’entreprise. Là encore, nous avons été noyés dans le flou. Quand les labos leur demandent conseil sur ce sujet, ils ne peuvent pas être sans analyse sur ces points. »
Si, selon la commission d’enquête, les cabinets avaient essayé de s’échapper lors de l’audition orale de fin mai dernier, Laurence Cohen et ses collègues comptent bien enfin obtenir des réponses très précises. Les membres de la commission sont en train « d’éplucher » l’audition pour pointer les manquements et compléter leurs demandes d’amendements auprès des différents cabinets. Les réponses écrites sont attendues d’ici à mi-juin pour un rapport rendu public autour du 8 juillet.
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commentaires (1)
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pharmacie - santé
- 18/10/24
Le géant du conseil s’apprêterait à conclure un accord avec les procureurs américains afin de mettre un terme aux enquêtes fédérales toujours en cours. L’impact financier pour les associés mondiaux serait une nouvelle fois significatif.
- 14/10/24
Vente d’Opella, la branche santé grand public de Sanofi qui produit notamment le Doliprane, tentative de cession – ajournée – de Biogaran par Servier… Que disent ces mouvements des conditions actuelles de la création de valeur dans l’industrie pharmaceutique ? Le regard de plusieurs associés d’Advention, CVA et Eight Advisory S&O.
- 18/07/24
Pierre Kemula, actuel CFO de CureVac, alumni de Kéa et Roland Berger, assurera la direction financière d’Agomab dès novembre prochain.
- 15/07/24
Pour pallier la démission de son directeur général, Virbac nomme l’actuel directeur des Affaires financières du groupe, Habib Ramdani, DG par intérim.
- 20/06/24
Julie Dollé, près de 11 ans de BCG à son actif, vient de quitter le cabinet de conseil en stratégie afin de lancer son entreprise. L'ex-partner spécialisée en développement durable veut créer un réseau de maisons de soins de support (non médicaux) pour les malades atteints de cancer pendant et après la maladie (les Maisons Soma).
- 07/06/24
Après plus de 6 ans passés chez Strategy&, Benoît de Rességuier a rejoint Sanofi Pasteur, la division Vaccins du groupe Sanofi, pour piloter la Capacité opérationnelle et la Transformation.
- 03/06/24
Alumni de Bain & Company, Jean-Charles Brandely, 46 ans, est nommé CEO du groupe MediSup. Un centre de formation privé créé en 1995 dédié à la préparation aux études médicales (30 centres, 7000 étudiants).
- 30/05/24
Ce nouveau rebondissement est lié à l’une des enquêtes lancées par le Parquet national financier (PNF) en octobre 2022, après les conclusions du rapport sénatorial consacré à l’influence des cabinets de conseil externe sur les politiques publiques.
- 01/01/24
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