Pourquoi les Big Pharma préfèrent le rachat à la recherche
Il se passe rarement un mois sans que l’on apprenne qu’un grand labo a fait l’acquisition d’une biotech. L’année 2023 a même été record au niveau mondial sur le sujet. Les Big Pharma auraient-elles délaissé leur cœur de métier qu’est la recherche au profit d’acquisitions par milliards de dollars ? L’analyse d’associés d’EY-Parthenon, Simon-Kucher, CMI, L.E.K., et de deux ex-consultants dirigeants de biotechs.

Le contexte d’abord. La course à l’innovation médicale bat son plein. « Quelque 21 000 médicaments sont actuellement en cours de R&D, en croissance de 7 % par an sur les 5 dernières années, chiffre l’associé d’EY-Parthenon, Alexandre Delhay. Quand le top 3 des plus gros labos développe chacun 140 molécules, la très grande majorité (85 %) l’est par de petites pharmas ne travaillant que sur quelques molécules. »
Des pépites qui attisent les convoitises
Ce qui modifie en profondeur la donne depuis 15 ans : l’explosion du nombre de biotechs, +85 %, et de la valeur du marché, +80 %. Elles sont près de 900, rien qu’en France. Le nombre de rachats par les grands labo pharmas mondiaux de ces pépites de la R&D a été multiplié par deux entre 2013 et 2023.
Seul bémol en 2024, le rythme des rachats a ralenti au gré du coup de frein sur l’ensemble du PE, et ce, même si Sanofi, AstraZeneca, Novartis, MSD ont acquis une biotech pour plusieurs milliards de dollars chacune…
Un ralentissement des deals M&A en valeur totale, 92 milliards de dollars d’après Alexandre Delhay d’EY-Parthenon, « le plus violent, la biopharma, a connu une baisse de 51 % ». Mais pas en volume, avec toujours plus de deals, 95 en 2024 contre 81 en 2023. « Ce que l’on voit, c’est que la phase 1 représentait 30 % des deals M&A l’année dernière, contre 15-25 % auparavant. Les grands labos prennent plus de risques, mais c’est moins cher, même si le premium grimpe à 75 %, ce qui est le 2e plus haut niveau en 10 ans après 83 % en 2023 », analyse Alexandre Delhay.
Ce qui a également évolué ces dernières années d’après l’associé d’EY-Parthenon, Arnaud Laferte, « les acquisitions se font de façon plus précoce, ce qui ménage les prix, mais montre également une acceptation accrue du risque associé ».
Un virage stratégique
Les Big Pharma auraient-elles changé de stratégie R&D en démultipliant les acquisitions ? « Ce n’est pas nouveau », affirme Diane Cosset, associée de Simon-Kucher. Une politique d’acquisition qui serait liée selon elle « en partie au pragmatisme et à la flexibilité des biotechs en termes d’innovation », mais aussi à une question de manque d’agilité des grands labos par rapport aux biotechs et « un moyen d’accroître le portefeuille de produits ». Même son de cloche pour une autre actrice de l’écosystème, Emmanuelle Martiano, au BCG entre 2010 et 2019, cofondatrice et COO d’Aqemia en 2019, une deeptech, « un moteur à inventer des médicaments », pour qui l’écosystème des labos pharmas se nourrit des petites structures de la biotech depuis toujours.
Cela dépendrait de quoi on parle, à savoir de temps court ou de temps long, d’après Marc Lefrançois de CMI. « En 2024, deux tiers des AMM européennes [Autorisations de mise sur le marché, ndlr] pour de nouvelles molécules ont été accordées à de grands laboratoires, ou “big pharma”, et un tiers à des biotechs, alors que le détenteur initial de la molécule était pour deux tiers une biotech et pour un tiers un grand laboratoire. Cependant, si l’on regarde les médicaments “blockbusters” (ceux qui génèrent plus de 1 milliard de dollars par an) autorisés durant les 10 dernières années par la FDA, environ 60 % ont été développés en interne par le détenteur d’AMM. »
Ce qui change par ailleurs d’après Diane Cosset de Simon-Kucher, « ce sont les types de produits que vont commercialiser les grands labos ». Les Big Pharma, initialement sur des populations larges de maladies chroniques, se positionnent selon elle de plus en plus « sur des produits de niche, plus innovants, plus ciblés en termes de mécanismes d’action, plus efficaces, et qui demandent des développements cliniques différents avec moins de patients éligibles ».
Les grands labos seraient ainsi en train « d’asseoir de nouveaux modèles d’innovation en complément de la recherche interne », pour Arnaud Laferte d’EY-Parthenon, en associant l’interne et l’externe, avec « un écosystème de collaborations académiques et d’acquisitions ou de partenariats biotechs ».
Une externalisation ciblée
Pourquoi les grands labos ne conservent-ils qu’environ un tiers de la R&D en interne ? Pierre Kemula, plus de 15 ans d’expérience en pharma et biotech, alumni de Kéa et Roland Berger, CFO d’Agomab, une biotech focalisée sur la fibrose, explique : « Les grands labos ne peuvent pas tout inventer, une partie importante de l’innovation vient des biotechs, car elles prennent plus de risques en développant plus de nouveaux concepts. »
Des grands labos qui sont, selon Emmanuelle Martiano, COO d’Aqemia, « le moteur du secteur avec une force de frappe scientifique et financière inégalable » avec un État « qui n’a ni les moyens ni le rôle de soutenir la recherche à cette échelle ».
C’est aussi « une question de champ à explorer », pour Marc Lefrançois de CMI ; l’arsenal thérapeutique disponible couvrant aujourd’hui assez bien les grandes pathologies. « Les besoins non couverts sont multiples, fractionnés et souvent éloignés les uns des autres. Cela offre des champs de recherche à de très nombreux acteurs : grands laboratoires qui peuvent mener de front plusieurs programmes, et start-ups en biotechnologies qui souvent se concentrent sur un seul champ. »
Et puis, pour Anne Dhulesia, la cheffe du bureau de Paris de L.E.K., « cela s’explique par une approche dérisquée des grands laboratoires. Ils accèdent à l’innovation de façon différente. Et nous avons besoin de grosses machines commerciales pour avoir accès aux patients ». Car, pour l’experte en sciences de la vie de L.E.K., « il existe dans ce domaine tout un écosystème de venture capital qui finance la recherche et l’innovation, les font croitre, jusqu’à ce que cela devienne intéressant pour les grands groupes. »
La stratégie d’acquisition ne serait ainsi pas une économie de coûts, mais de temps et de risque, pour Arnaud Laferte d’EY-Parthenon.
Et être différenciants vis-à-vis de ses concurrents sur un actif pour gagner toujours plus ? « Les grands labos le font avant tout pour atteindre plus d’efficacité sur une pathologie plus ciblée », veut croire Diane Cosset de Simon-Kucher, qui admet « avoir une vision orientée patient ».
Partage des rôles
Ce serait donc à chacun son boulot… Les biotechs, agiles et ultraspécialisées, seraient les têtes chercheuses, comme les décrit Pierre Kemula d’Agomab, « je prends une nouvelle molécule ou une nouvelle technologie et j’essaie de l’amener en clinique au plus vite, avec le développement chez l’homme ». Et avec de multiples échecs également à leur actif. « Les biotechs ont en général les moyens de développer des phases 1 et parfois des phases 2, mais les phases 3 sont bien souvent trop coûteuses pour elles », atteste aussi Pierre Kemula.
Les grands labos prendraient ainsi le relais pour financer la phase de développement clinique et prendre en charge les obligations réglementaires avec les autorités de santé. La cofondatrice d’Aqama, Emmanuelle Martiano, amende : « Notre force, la recherche, partir de la découverte académique jusqu’aux premières preuves chez le patient. Après, aux grands labos de finaliser le développement, passer de quelques patients à des milliers. Et tout le monde y trouve son compte ! Aujourd’hui, s’ajoute un nouvel acteur des biotechs, les techbio, qui viennent de la tech et qui vont aller découvrir de nouveaux médicaments grâce à l’IA. Ce n’est pas le travail des grands labos de faire du machine learning ou de la physique de pointe. »
Et, selon Marc Lefrançois de CMI, l’écosystème s’est grandement transformé ces dernières années « d’un côté, les grands labos ont mis en place une stratégie d’open innovation et une capacité de développement clinique irremplaçable, de l’autre, certaines biotechs sont devenues des grands labos, à l’instar d’Amgen, Biogen ou Gilead ».
Les partenariats, une voie de plus en plus testée
Les levées de fonds constituent, en effet, un soutien significatif : 353 M€ ont été levés en France en 2024 via des accords avec des industriels, soit près de 40 % du montant total des levées. « Les alliances sont passées devant le M&A en 2024, en volume et en valeur totale potentielle de deals, dans une volonté de se développer autrement pour les labos et de partager le risque », confirme Alexandre Delhay d’EY-Parthenon. « Ce type d’accord est particulièrement intéressant pour les plus grosses biotechs qui arrivent au stade de la commercialisation ou qui veulent créer un partenariat sur une région », souligne également Diane Cosset de Simon-Kucher.
Aqamo et Agomab ont ainsi signé un accord de partenariat avec Sanofi. « Nous apportons à nos partenaires pharma une technologie de pointe issue de 15 années de recherche, qui permet de les aider à inventer des médicaments plus efficaces ou avec moins d’effets secondaires. De notre côté, ce contrat de 140 M€ avec Sanofi, un acteur de référence, démontre la solidité de notre approche », explicite Emmanuelle Martiano d’Aqamo.
Chez Agomab, Sanofi a mené le dernier tour de financement. « Ils ont investi une somme qui n’est pas énorme pour eux, mais pour nous, c’est beaucoup, se réjouit le CFO Pierre Kemula. Ceci pourrait être perçu comme une sorte de préemption sur le traitement de la fibrose qui n’oblige pourtant en rien la biotech. Sanofi n’a aucun droit spécifique, pas de droit sur l’après, il est important de rester indépendant. »
Une chose est sûre : le modèle classique de l’innovation aux mains des grands labos pharmas est bel et bien dépassé. L’intégration de l’IA et des biotechs est en train de transformer profondément et durablement l’amont de la R&D. Avec de nouveaux enjeux en perspective pour les géants du secteur.
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