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Prix du médicament : le tsunami trumpiste menace-t-il nos systèmes de santé ?

Le 12 mai, Donald Trump s’est attaqué de front à l’un de ses ennemis favoris : le prix du médicament aux États-Unis. La déflagration arrivera-t-elle en Europe ? Nous avons posé la question à Marc Lefrançois (CMI), Robert Dumitrescu (Simon-Kucher), Verena Ahnert (L.E.K.), Jörg Ohleyer (Kéa) et Arthur Souletie (Veltys, groupe Kéa), ainsi qu’à Alexandre Clauzet (ex-BCG).

Bertrand Sérieyx
06 Jui. 2025 à 11:00
Prix du médicament : le tsunami trumpiste menace-t-il nos systèmes de santé ?
© Adobe Stock

Le 12 mai dernier, Donald Trump abattait l’un de ses désormais traditionnels « Executive Orders », ou décrets présidentiels, par lesquels il a pris l’habitude de lancer ses orientations politiques comme autant de pavés dans la mare. La cible, cette fois-ci, est le prix du médicament. Le texte dénonce un financement disproportionné de l’innovation pharmaceutique par le consommateur américain, et annonce des mesures drastiques pour y remédier.

Un texte virulent, mais vague

Que contient concrètement le décret ? Pour Verena Ahnert, partner chez L.E.K., « l’ordre exécutif du 12 mai est assez vague, et laisse planer beaucoup d’incertitudes. Il repose sur l’idée que la R&D du médicament est en grande partie financée par les États-Unis, alors qu’elle bénéficie à tous. Selon l’ordre exécutif, il serait donc justifié d’aligner les prix pratiqués aux États-Unis sur ceux qui ont cours dans un panier de pays de référence qui reste à définir – probablement les pays européens, l’Australie, le Canada, le Japon. Le tout sur un ensemble de produits qui reste également à délimiter ».

Cette politique n’arrive pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : le décret du président Trump, rappelle Alexandre Clauzet, Healthcare Private Equity director chez UI Investment, ancien de BCG, « fait écho à une déclaration d’intention déjà signifiée lors de son premier mandat. Le président part d’un constat : pour les médicaments de marque (par opposition aux génériques), les États-Unis paient un prix moyen beaucoup plus élevé qu’ailleurs. Il y a là une anomalie de marché : ces médicaments représentent en effet une faible proportion des volumes, moins de 10 % du total, mais ils génèrent 70-80 % du chiffre d’affaires des laboratoires ». La précision est importante : le réalignement annoncé porte sur « les médicaments non génériques, protégés par un brevet. L’objectif est de s’aligner sur les prix pratiqués dans la nation la plus favorisée parmi les pays équivalents ».

Même si le décret traduit une ancienne promesse, il n’en a pas moins surpris l’industrie, tant il paraît contradictoire avec d’autres orientations de la politique trumpiste. « Chronologiquement, explique Marc Lefrançois, partner chez CMI, l’administration Trump a d’abord annoncé des taxes à l’importation de médicaments. En réponse, des laboratoires ont programmé des investissements massifs aux États-Unis, à hauteur de 200 milliards de dollars environ. Ensuite, Donald Trump a publié son décret sur l’objectif d’alignement des prix américains sur les prix européens. Les industriels ont réagi vivement, en faisant peser la menace de se retirer de certains engagements prévus. »

« Il y a eu plusieurs annonces simultanées et contradictoires, confirme Jörg Ohleyer, senior partner chez Kéa. Donald Trump parle de faire baisser le prix du médicament, mais il veut aussi augmenter les tarifs, ce qui à l’inverse, fait pression à la hausse sur les prix. » Ces contradictions inquiètent et rassurent à la fois les acteurs du secteur. « Pour le moment, analyse Robert Dumitrescu, senior partner chez Simon-Kucher, la perception des industriels est qu’il y a peu de concret dans l’ordre exécutif, et que Trump cible autant, voire plus les pays européens et les PBMs (pharmacy benefits managers) américains que les laboratoires pharmaceutiques. »

L’Europe, un autre monde de la santé

En quoi l’Europe est-elle concernée par cette régulation du marché américain ? En principe, elle ne l’est pas : en dehors de l’Europe de l’Est, les pays de l’UE et le Royaume-Uni ont mis en place « des mécanismes centralisés et rigoureux pour négocier et fixer les prix avec les laboratoires », explique Alexandre Clauzet. Comme le souligne Robert Dumitrescu, « les systèmes de santé, en Europe, sont très performants en négociations. Ils s’appuient sur le fait que, pour un laboratoire, gagner ou perdre un pays représente un enjeu de marché très important. Face à un nouveau produit, ils se fondent sur le prix des médicaments analogues, parmi d’autres stratégies, pour négocier des prix très bas ».

Mais le système européen n’en est pas moins travaillé par des tendances de fond. Marc Lefrançois en identifie deux. « La première est le vieillissement de la population, qui entraîne un recours accru aux soins et aux médicaments. La seconde concerne l’innovation. Nous disposons déjà d’un arsenal thérapeutique très complet pour beaucoup de pathologies. La recherche et l’innovation portent sur des besoins non couverts, qui coïncident en général avec des populations restreintes. » En conséquence, les découvertes doivent être amorties sur un marché plus réduit, ce qui rend la recherche très onéreuse. « Ces deux tendances sont beaucoup plus structurantes pour le secteur du médicament que les annonces de Donald Trump. »

La différence de fonctionnement entre les marchés européen et américain se traduit par des dynamiques de prix radicalement divergentes. À la fin du premier mandat Trump, Simon-Kucher avait décidé de mesurer le phénomène, se souvient Robert Dumitrescu. « Nous avions choisi les 53 produits les plus vendus dans le monde, et nous avions reconstitué l’évolution de leurs prix depuis leur lancement respectif en Europe et aux États-Unis. En partant d’une base 100 en Europe, la moyenne des prix américains s’établissait au départ à l’indice 178. À l’arrivée, nous étions à 91 en Europe et à 280 aux États-Unis. » La logique de marché américaine pousse à la hausse, pendant que la logique de négociation centralisée qui prévaut en Europe incite à la baisse. La différence structurelle est manifeste.

Le risque d’un moindre accès des Européens aux nouvelles thérapies

Que se pourrait-il se passer si l’on appliquait au marché américain cette fameuse clause de la nation la plus favorisée ? L’étude de Simon-Kucher apportait également une réponse sur ce point : « Si la clause était appliquée sur ces 53 produits, nous pourrions assister à une baisse de 64 % du revenu des laboratoires concernés aux États-Unis, et de 37 % dans le monde. L’impact serait colossal. »

Comment les laboratoires pourraient-ils réagir ? L’étude envisageait déjà plusieurs scénarios possibles : lancement différé des nouveaux produits en Europe ; négociation plus agressive en Europe pour atteindre des prix « list » au niveau américain (malgré des prix « nets » qui resteraient plus bas) « pour réduire l’écart facial entre États-Unis et Europe » ; revente des produits concernés à d’autres laboratoires implantés en Europe… Mais les industriels pourraient aussi « choisir tout simplement à ne pas lancer les nouveaux produits dans les pays concernés, ou alors uniquement sur des populations restreintes. Les systèmes de santé sont souvent prêts à payer des prix plus élevés pour prendre en charge des traitements à destination de personnes en situation d’impasse thérapeutique. Quitte à exclure une large part de la population du bénéfice du médicament concerné. Cette évolution devrait inquiéter davantage ».

Cette crainte est largement partagée par les experts interrogés. Comme le résume Verena Ahnert (L.E.K.) : « Si l’ordre exécutif est mis en application, les bas prix en Europe exerceront une pression à la baisse sur les prix aux États-Unis. Sur le long terme, les laboratoires pharmaceutiques chercheront en retour à augmenter les prix en Europe. Or, les mécanismes de limitation des prix en place dans les pays européens ne vont pas disparaître. Les laboratoires pourraient donc être incités soit à ne pas lancer leurs nouveaux produits en Europe, soit à les lancer sur des populations plus réduites. Dans les deux cas, l’accès des patients européens aux nouveaux médicaments en souffrira. »

Puisque le différentiel de prix porte essentiellement sur les nouveaux produits, l’industrie pourrait-elle compenser la baisse des prix des médicaments innovants en augmentant celui des génériques ? « Ce serait pensable si les deux catégories de médicaments étaient produites par les mêmes acteurs, explique Alexandre Clauzet, mais ce n’est pas le cas. Les producteurs de génériques n’ont aucune raison de jouer ce jeu. »

Qui financera la R&D du médicament demain ?

La question de fond qui se profile derrière ces réflexions est celle du financement de l’innovation pharmaceutique. Pour Jörg Ohleyer, « si cela paraît toujours un peu caricatural, il n’est cependant pas complètement faux de dire que la France bénéficie de la recherche réalisée aux États-Unis, où se fait l’essentiel de la R&D des nouvelles molécules “brandées”. Il nous faut en France trouver un nouveau modèle d’extraction de la valeur pour faire revenir l’innovation, en redéfinissant progressivement la valeur de la santé. Cette redéfinition doit inclure la recherche, l’acte du médecin, le prix du médicament, mais aussi d’autres dimensions, comme l’impact environnemental. Il n’y a pas de raisons pour que le fait de vivre plus longtemps en bonne santé coûte moins cher demain. Le prix du médicament est trop bas en Europe ».

Arthur Souletie, partner chez Veltys (groupe Kéa), fait la même analyse. « Il faut redéfinir la valeur de la santé avant de s’atteler à la question du mécanisme de régulation du prix du médicament. Cela prendra du temps, à moins que l’on en passe par une crise majeure. Le modèle s’essouffle, et le financement de la santé n’est pas à la hauteur des enjeux. »

Marc Lefrançois (CMI) nuance cependant le tableau du financement de l’innovation. « Sur les 200 milliards d’euros dépensés chaque année dans la recherche pharmaceutique mondiale, 70 milliards proviennent des États-Unis, 50 d’Europe, 25 de Chine et du Japon. Si l’on s’intéresse aux nouvelles molécules arrivées sur le marché ces 3 dernières années, on en compte 25 à 30 par an en provenance des États-Unis, 15 à 20 d’Europe, et à peu près autant de Chine. » Pour lui, les États-Unis occupent donc une place très importante, mais certainement pas exclusive dans la recherche et l’innovation.

Mais la question de « savoir comment nous pouvons continuer à soutenir l’émergence de médicaments innovants dans notre système socialisé » ne s’en pose pas moins vivement. « Parmi les pistes existantes, il y a celle des contrats dits de performance, qui ont été imaginés pour les médicaments de thérapie innovante. Il s’agit d’échelonner les paiements au laboratoire en fonction des résultats et de la réalité de l’évitement de la maladie. Il faut aller chercher des modèles médico-économiques cohérents avec l’innovation apportée par chaque médicament. Une maladie chronique a un coût, par exemple », dont la disparition peut être valorisée si un traitement vient à la guérir.

La situation américaine n’offre-t-elle pas précisément une opportunité pour l’Europe de développer la recherche et l’innovation ? « Oui, assurément, répond Alexandre Clauzet, si l’Europe arrive à avoir une vraie politique en la matière. Mais il faut financer. Des mécanismes existent déjà : le premier projet Important d’Intérêt Européen Commun (IPCEI) dans le secteur de la santé, dénommé Med4Cure, a été officiellement approuvé par la Commission européenne en 2024, mais on reste loin des subventions massives qui existent aux États-Unis ou en Chine. »

CMI Kéa L.E.K. Consulting Simon-Kucher Jorg Ohleyer Marc Lefrançois
Bertrand Sérieyx
06 Jui. 2025 à 11:00
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pharmacie - santé

Adeline
pharmacie - santé
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14577
CMI Kéa L.E.K. Consulting Simon-Kucher
Jorg Ohleyer Marc Lefrançois
2025-06-06 09:57:34
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Non
Prix des médicaments : l’Europe menacée par la stratégie Trump ?
En mai, Donald Trump a signé un décret pour faire baisser le prix des médicaments aux US : quelles conséquences pour l’Europe ?
Si les contours de cette décision restent flous, ses conséquences pourraient être lourdes. Accès aux traitements, financement de la R&D, avenir de l’innovation… l’Europe peut-elle rester à l’écart ?
L’éclairage de : Marc Lefrançois (CMI), Robert Dumitrescu (Simon-Kucher), Verena Ahnert (L.E.K.), Jörg Ohleyer (Kéa) et Arthur Souletie (Veltys, groupe Kéa), et Alexandre Clauzet (ex-BCG).