État : « Les consultants aussi ont intérêt à plus de transparence »

Les deux députées, Cendra Motin (LREM, Isère) et Véronique Louwagie (LR, Orne), ont rendu public le 19 janvier leur rapport d’information sur l’externalisation de l’État – notamment les missions de cabinets de conseil. Elles répondent à Consultor.

Benjamin Polle
03 Fév. 2022 à 19:28
État : « Les consultants aussi ont intérêt à plus de transparence »
Cendra Motin et Véronique Louwagie, Wikimedia.

La commission des Finances de l’Assemblée nationale en avait décidé dès février 2020 : elle voulait mettre au clair l’ensemble de l’externalisation de l’État, un fatras de dépenses – 13 milliards d’euros, selon le rapport que les députés viennent de remettre – mal maîtrisé et mal mesuré qui appelait clarifications et mesures de rationalisations. Mais le covid est passé par là et avec lui, la polémique sur le recours de l’État aux cabinets de conseil.

La mission d’information de la commission des Finances démarre finalement en mars 2021 et double son sujet initial d’un focus sur les cabinets de conseil. Une initiative notamment portée par la députée Les Républicains de l’Orne Véronique Louwagie, qui en sa qualité de rapporteure spéciale des crédits de la mission Santé du budget de l'État, a demandé à deux reprises au ministère de la Santé de communiquer les contrats passés par le ministère avec des cabinets de conseil dans le cadre de la crise covid – une demande qu’elle compte faire à nouveau une troisième et dernière fois d’ici la fin de son mandat en juin 2022.

Le rapport de Véronique Louwagie et Cendra Motin, députée La République en Marche de l’Isère, a finalement été rendu public le 19 janvier 2022 au terme d’une série d’auditions à huis clos des différents acteurs gravitant autour des achats de conseil en stratégie dans le secteur public : plusieurs ministères, des hôpitaux publics... mais aussi les cabinets de conseil qui réalisent ces missions, dont McKinsey (Karim Tadjeddine et Thomas London, deux partners de Paris qui s’occupent du secteur public et de la santé publique, ont récemment été entendus par le Sénat également, voir notre article).

La liste d’interlocuteurs est assez similaire à celle des personnes entendues par la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privé sur les politiques publiques, qui s’est elle aussi saisie du sujet, soit deux commissions parlementaires sur les consultants qui interviennent auprès de l’État !

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Intérêt des consultants pour l’État

Satisfecit d’abord pour les consultants puisque la mission d’information reconnaît « un intérêt indiscutable à y recourir ».

Le rapport rappelle également comment les dépenses de conseil ont augmenté sous différents programmes gouvernementaux de réduction de dépenses de l’État, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de Nicolas Sarkozy, la Modernisation de l’action publique (MAP) de François Hollande, et la difficulté à comparer les chiffres d’une année à l’autre du fait de changements de nomenclatures. La difficulté à obtenir des données exhaustives, comparables dans le temps, en ce qui concerne les dépenses de conseil dans le secteur public, est un constat récurrent.

Sur ce point précis, ce rapport marque une avancée puisqu’il rend public des chiffres, année par année, et ministère par ministère, d’un des principaux marchés-cadres encadrant le recours des ministères aux cabinets de conseil de 2018 à 2022.

Les chiffres DITP rendus publics

Ces chiffres précisent considérablement ceux communiqués précédemment et confirment les 208 millions d’euros de facturation dont faisait état le délégué général de la DITP devant le Sénat (relire notre article).

 

Périmètre

2018

2019

2020

2021

Total

Répartition

ministère de l’Intérieur

 

6,4

12

17,4

35,8

17 %

ministère des Solidarités et de la Santé

1,7

5,8

8,6

17,5

33,7

16 %

ministère de la Cohésion des territoires

 

5,3

8,3

12,9

26,5

13 %

ministère de la Transition écologique

0,6

9,5

4,6

8,4

23,1

11 %

ministère de l’Économie et des Finances

3,1

10,8

5,2

1,5

20,6

10 %

ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion

1,6

2,5

1,4

1,9

7,5

4 %

ministère de la Culture

 

2,6

2,5

1,9

7

3 %

services du Premier ministre

0,3

1,5

2,2

2,1

6,1

3 %

ministère de l’Éducation nationale

0,8

1,2

1,3

0,3

3,6

2 %

ministère de la Justice

 

0,7

1,3

1,4

3,4

2 %

ministère des Sports

1

0,1

 

0,8

1,8

1 %

ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

     

1,7

1,7

1 %

ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation

   

0,6

0,6

1,3

1 %

ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

 

0,5

 

0,1

0,7

0 %

ministère des Outre-mer

 

0,1

   

0,1

0 %

DITP

4,4

10,3

14,1

7,1

35,9

17 %

TOTAL

13,6

57,3

62,2

75,6

208,6

100 %

 

Un montant bien supérieur aux 100 millions d’euros qui étaient prévus par ce marché-cadre lorsqu’il a été attribué en 2018. Explication du rapport d’information des députés à ce sujet : « Le marché a été conclu sans montant minimum ni montant maximum. Conformément à la jurisprudence constante du Conseil d’État, un montant estimatif annuel a été communiqué aux candidats pour chacun des lots à la date de publicité de l’appel d’offres. Ces montants annuels, qui ne constituent pas un engagement de commande et ne revêtent aucune obligation contractuelle, sont les suivants : 5 millions d’euros HT pour le lot 1 [celui ayant trait au conseil en stratégie – ndlr], 12,5 millions d’euros HT pour le lot 2 et 7,5 millions d’euros pour le lot 3. »

À l’avenir, les marchés-cadres devront être plafonnés : « le décret n° 2021-1111 du 23 août 2021 modifiant les dispositions du code de la commande publique relatives aux accords-cadres et aux marchés publics de défense ou de sécurité [oblige à] afficher un montant maximum aux accords-cadres à compter du 1er janvier 2022 », indique le rapport d’information.

Véronique Louwagie et Cendra Motin répondent aux questions de Consultor sur ce rapport.

Consultor : Pourquoi ce rapport maintenant alors que le Sénat en a fait une commission d’enquête qui mène actuellement ses travaux ?

Véronique Louwagie : Cette législature des travaux de l’Assemblée nationale s’achève fin février 2022. Et le programme est chargé d’ici là. Nous devions finir. Pourtant, il n’y a pas de court-circuitage avec le Sénat qui ira probablement plus loin que nous : une commission d’enquête a plus de moyens et disposera sans doute de plus d’informations. Je l’avais d’ailleurs dit lorsque j’avais demandé le détail des contrats passés par le ministère de la Santé avec des cabinets de conseil : les données que j’avais alors obtenues étaient incomplètes. Les données concernant les missions de conseil achetées par l’État demeurent lacunaires tant au plan quantitatif qu’au plan qualitatif.

Consultor : Vous avez déjà par deux fois obtenu des listes de contrats de la part du ministère de la Santé. Le referez-vous à nouveau ?

Véronique Louwagie : Je demeure rapporteure spéciale de la mission Santé du budget de l’État. Début février, cela fera deux ans que j’ai fait ma première demande. Il est possible, oui, que je demande une actualisation des contrats passés par le ministère.

 « Pour la crédibilité des travaux qu’ils mènent, ils ont eux aussi tout intérêt à ce que l’information soit moins lacunaire qualitativement et quantitativement, et à ce que l’administration soit plus transparente. »

Consultor : Quels enseignements tirez-vous de vos auditions ?

Véronique Louwagie : Que si l’externalisation offre de la souplesse et de la réactivité, elle ne doit pas se traduire par une perte de maîtrise de l’État. C’est encore plus vrai en ce qui concerne les cabinets de conseil, tout particulièrement sur la gestion des données où la confidentialité se pose de façon mille fois plus aiguë que pour d’autres types d’externalisations (relire notre article). Nous devons nous assurer que l’État conserve en son sein les compétences d’évaluation et de conduite de ces missions. Disposer de ces compétences en interne, c’est garder toutes les cartes en main pour choisir librement entre le faire et le faire faire.

Cendra Motin : J’ai retrouvé dans le public ce que j’avais déjà expérimenté dans le privé. J’ai eu moi-même un cabinet de conseil en ressources humaines. J’intervenais beaucoup auprès des Aéroports de Paris qui externalisaient leur paie et leur système d’information RH. Ce qui était vrai pour ADP est vrai pour l’État : quand on a plus les compétences en interne, on n’est pas capable de piloter ses prestataires. C’est le b.a.-ba. d’une externalisation réussie. Dans les administrations de l’État qui l’ont compris, les missions de conseil se passent bien. Celles qui s’en remettent complètement aux prestataires voient le pilotage des missions poser problème et n’obtiennent pas les résultats attendus.

Consultor : Comment fait-on pour que les administrations achètent des missions de conseil à meilleur escient ?

Cendra Motin : Une des clés est de disposer d’une cartographie à jour et exhaustive des compétences dont dispose l’État. Car il existe des compétences un peu partout dans la fonction publique. Je me souviens avoir discuté avec des hauts fonctionnaires issus du corps des Mines. Ils s’étonnaient de ne pas être appelés dans les hôpitaux et dans la santé pour piloter des missions de conseil dont eux avaient l’habitude. Les directions des ressources humaines des ministères pourraient faire ce travail de recensement et de partage interministériel. Mais un certain changement est déjà à l’œuvre, nous l’avons constaté au cours de notre mission. Par exemple, les Hospices civils de Lyon (relire notre article sur les récentes missions de conseil en stratégie qui y ont été commandées) ont clairement indiqué que leur rapport au conseil en stratégie avait changé. Après la publication du rapport de la Cour des comptes, après des discussions avec les représentants des salariés, ils sont arrivés à la conclusion que leur stratégie ne pouvait plus être déléguée. La mise en œuvre, oui pour la confier à des consultants, mais la stratégie, non, car cela était vécu comme une déresponsabilisation. Ce mouvement-là, nous l’avons observé dans plusieurs agences et ministères.

Consultor : Que pensez-vous des mesures annoncées par le gouvernement qui veut que les dépenses de conseil de l’État diminuent de 15% ?

Véronique Louwagie : Diminuer de 15%, très bien mais encore faudrait-il que nous ayons des chiffres de mesure de dépenses fiables. Que l’exécutif établisse des dépenses de conseil pour les 25 missions de l’État [Éducation nationale, Santé, Défense etc. – ndlr], et travaille à des indicateurs à intégrer aux lois de finances. Le temps que nous rapporteurs budgétaires des missions de l’État passons tous les ans à fixer des plafonds d’emplois [nombre maximal d’ETP possible par mission de l’État et par période – ndlr] n’a aucun sens si de l’autre côté aucun contrôle n’est fait sur les achats de missions de conseil extérieur. C’est pour moi la seule solution pour augmenter le degré de transparence des missions de conseil achetées.

Cendra Motin : La circulaire va dans un très bon sens, dans le sens de nos préconisations. Pour notre mission d’information, nous avons regardé ce qui se faisait ailleurs : aux États-Unis, une circulaire [circulaire A-76 – ndlr] prévoit à quelles conditions le gouvernement fédéral et ses agences peuvent recourir ou non à des prestataires extérieurs. Peut-être n’est-il pas nécessaire d’aller jusque-là en France ? Mais le besoin d’encadrer et de professionnaliser la gestion des projets externalisés auprès d’entreprises privées est évident, notamment à l’aune de catastrophes industrielles telles que Louvois, le logiciel de paie de l’armée dont le déploiement a duré des années et a coûté des milliards d’euros. Je me réjouis par ailleurs que le Premier ministre veuille davantage donner sa place à des petits cabinets français pour lesquels il n’est pas toujours évident de trouver une place face à des cabinets internationaux (relire notre article sur le recours débouté du tandem TNP-Buying Peers contre McKinsey et EPSA).

Consultor.fr : Que répondez-vous aux hauts fonctionnaires qui expliquent qu’établir des chiffres harmonisés sur les achats de conseil de l’État et des indicateurs de leur évolution est très difficile voire impossible du fait du très grand nombre de types de prestations de conseil qui interviennent auprès de l’État et des périmètres administratifs changeants ?

Véronique Louwagie : Je connais l’inventivité de la haute fonction publique, je ne crois pas du tout à cet argument.

Consultor.fr : Quel message voulez-vous faire passer aux consultants en stratégie qui lisent Consultor et interviennent auprès de l’État ?

Véronique Louwagie : Que pour la crédibilité des travaux qu’ils mènent, ils ont eux aussi tout intérêt à ce que l’information soit moins lacunaire qualitativement et quantitativement, et à ce que l’administration soit plus transparente.

Consultor.fr : Quelles seront les suites données à votre rapport ?

Cendra Motin : Je nous souhaite d’arriver vite à des chiffres plus précis et transparents.  Une autre chose que nous pourrions faire facilement établir par décret serait d’introduire dans les conditions générales des appels d’offres une clause de performance – comme cela se pratique beaucoup dans le secteur privé. C’est l’un des meilleurs moyens pour les prestataires et les donneurs d’ordres restent dans une logique de performance. Cela peut changer beaucoup de choses.

Boston Consulting Group McKinsey Roland Berger
Benjamin Polle
03 Fév. 2022 à 19:28
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Boston Consulting Group McKinsey Roland Berger
2024-01-08 23:22:38
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