Des chercheurs remettent en cause plusieurs études de McKinsey sur la diversité

« Les entreprises américaines dont l’équipe dirigeante est ethniquement diverse sont plus performantes que les autres » : c’est le résultat largement médiatisé d’une série d’études successives du cabinet McKinsey sur le sujet. Mais deux chercheurs américains ont refait les calculs : ils ne trouvent aucune corrélation entre performance et diversité des dirigeants.

Bertrand Sérieyx
02 mai. 2024 à 15:00
Des chercheurs remettent en cause plusieurs études de McKinsey sur la diversité
© DJSPIDA PHOTO et IA/Adobe Stock

Le monde des entreprises privées produit de nombreuses études, enquêtes et baromètres qui relèvent souvent davantage de l’outil de communication que de la recherche proprement dite. Parmi ces acteurs, les cabinets de conseil en stratégie revendiquent une certaine aura de sérieux et de rigueur méthodologique en la matière. C’est le cas, notamment, de McKinsey & Co, dont certaines études sont citées en référence sur nombre de sujets.

En particulier, ses travaux sont fréquemment utilisés pour souligner l’impact positif de la diversité au sein des instances dirigeantes sur la performance financière des entreprises. Depuis 10 ans, le cabinet a publié au moins 4 papiers sur le sujet : en 2015 (« Diversity Matters »), en 2018 (« Delivering through Diversity »), en 2020 (« Diversity Wins: How Inclusion Matters ») et en 2023 (« Diversity Matters Even More: The Case for Holistic Impact »). Ces études se montrent-elles à la hauteur des standards de la recherche académique, comme elles le revendiquent implicitement ?

Refaire le match

Publiées avec un appareil méthodologique de plusieurs pages, ces études reposent manifestement sur un travail statistique important. Elles ont été largement citées dans les médias spécialisés, mais aussi généralistes (du Wall Street Journal aux Échos en passant même par l’Organisation internationale du travail, qui cite les résultats de ces études dans ce document, par exemple). Cependant, selon une étude publiée en mars 2024 dans Econ Journal Watch, la revue du Think tank canadien Fraser Institute (conservateur et très libéral au sens français), ces résultats ne seraient pas établis. Les auteurs, John R.M. Hand et Jeremiah Green, sont des spécialistes de la comptabilité financière, respectivement à l’Université de Caroline du Nord et à l’Université A&M du Texas.

Pourquoi la comptabilité financière est-elle pertinente ici ? Parce que les études de McKinsey se fondent en partie sur l’examen du bénéfice avant intérêts et impôts (EBIT) du pool d’entreprises étudiées. Ces données sont comparées à un indice de diversité calculé suivant une méthode habituellement utilisée (notamment par les cabinets de conseil en stratégie) pour mesurer la concentration des marchés : l’indice de Herfindahl-Hirschmann. Cet outil statistique est ici transformé pour pouvoir s’appliquer à la proportion des dirigeants de chaque entreprise qui sont issus de chacun des 5 ou 8 groupes ethniques identifiés (suivant les enquêtes).

Dès 2020, John Hand et Jeremiah Green s’intéressent aux études de McKinsey sur le sujet. « Lorsque les troubles raciaux ont commencé ici aux États-Unis début 2020, nous a confié John Hand lors d’un échange de mails, j’ai voulu mettre ma casquette de chercheur pour chercher à comprendre ce qui se passait et pourquoi. » Il s’intéresse alors également à la façon dont les hautes sphères du monde de l’entreprise perçoivent le sujet. C’est dans ce contexte qu’il prend connaissance des études de McKinsey sur la diversité dans le leadership des entreprises. Son confrère Jeremiah Green et lui publient un premier papier sur les études McKinsey en août 2021. C’est une version actualisée de ce papier qui vient de paraître dans Econ Journal Watch. Entretemps, en octobre 2023, les deux universitaires ont publié, avec leur collègue Sekou Bermiss de l’université de Caroline du Nord, une recherche approfondie sur le même thème dans le Journal of Economics, Race and Policy, portant sur la période 2011-2023.

Le « Business Case for Diversity »

McKinsey n’a pas donné accès aux données utilisées dans ses enquêtes ni à l’identité des entreprises sondées — sans doute, comme le supposent les auteurs, parce qu’il s’agit d’entreprises clientes. Les échantillons utilisés vont de 366 entreprises en 2015 à 1 265 entreprises dans 23 pays en 2023.

Dans chacune des éditions de l’étude, une relation significative a été trouvée entre l’indice de diversité parmi les cadres dirigeants et la probabilité d’avoir eu une performance financière supérieure à la moyenne sur une période de quelques années antérieures à l’enquête. Dans l’étude de 2015, 61 % des entreprises du quartile supérieur en matière de diversité des dirigeants avaient une performance financière supérieure à la moyenne ; dans le quartile inférieur, elles n’étaient que 41 %. Dans l’étude de 2023, les entreprises du quartile supérieur avaient un avantage de 27 % sur celles des autres quartiles.

Pour Dame Vivian Hunt, partner chez McKinsey et co-autrice des 4 études, « nos données montrent que les entreprises dont le leadership est plus divers réussissent mieux. Les entreprises leaders de notre base de données recherchent la diversité parce que c’est un impératif business, qui donne de vrais résultats business » (citée dans l’étude de John Hand et Jeremiah Green).

Le compte n’y est pas

Les deux chercheurs ont appliqué la méthodologie de McKinsey aux entreprises du S&P 500, dont les données financières sont facilement accessibles. L’échantillon est donc différent, limité aux États-Unis, mais on peut le considérer comme représentatif des plus grandes organisations américaines. Hand et Green trouvent des résultats tout à fait différents de ceux de McKinsey : 54 % des entreprises du quartile supérieur en matière de diversité du leadership ont une performance financière supérieure à la moyenne, pour 51,2 % dans le quartile inférieur. La différence est donc insignifiante. Les deux experts ont retourné les chiffres dans tous les sens, en les rapportant aux moyennes par industrie, en élargissant à d’autres indicateurs de performance, en affinant le traitement des données sur la diversité… Toujours aucune corrélation.

La critique ne s’arrête pas là : selon les auteurs, « même si nos résultats avaient été en accord avec ceux de McKinsey, l’interprétation de ces résultats par McKinsey, à savoir que les sociétés cotées américaines peuvent améliorer leurs résultats financiers en accroissant la diversité ethnique/raciale de leurs dirigeants, est erronée, leurs tests étant conçus pour évaluer la causalité inverse ». En clair, selon nos deux chercheurs, McKinsey aurait prouvé (si les chiffres étaient valides) que les entreprises les plus performantes embauchent davantage de dirigeants issus de la diversité, et non le contraire.

De plus, l’indice de diversité utilisé par McKinsey peut donner des résultats curieux. En pratique, l’indice le plus élevé (soit 1) est censé indiquer la répartition la plus satisfaisante du point de vue de la diversité. Comme le souligne l’étude, et comme on peut facilement le vérifier avec une simple feuille Excel, cet indice 1 correspond à une situation dans laquelle la population considérée est répartie équitablement entre chacune des catégories. Soit, dans la typologie en 5 « ethnies » souvent utilisée par McKinsey, 20 % de blancs, 20 % de noirs, 20 % d’Hispaniques, 20 % d’Asiatiques et 20 % d’« autres ». Or, ces chiffres sont loin d’être cohérents avec la représentation de ces catégories dans la population générale (environ 59 % de blancs, 19 % d’hispaniques, 14 % de noirs, 6 % d’asiatiques et 2 % d’autres, y compris Amérindiens, selon le dernier recensement).

Les vertus du neutre

Dans l’acception universaliste de l’approche « diversité et inclusion », il n’y a après tout guère de raison pour que la diversité ethnique du leadership se traduise par quelque différence que ce soit en matière de performance. Surtout que cette diversité ethnique n’est pas nécessairement une diversité sociale. Il est probable que les dirigeants de ces entreprises ont des parcours comparables, sortent des mêmes écoles et proviennent de milieux socio-économiques comparables.

Dans cet ordre d’idées, une autre étude de Bermiss, Hand et Green, publiée en janvier 2024, établit que la composition ethnique des leaders du S&P 500 reflète en réalité celle des promotions des écoles où ces entreprises recrutent leurs dirigeants. Les blancs sont globalement surreprésentés à la tête de ces entreprises parce qu’ils l’étaient déjà parmi les lauréats de ces établissements.

Les auteurs ne manquent pas de souligner les limites de leurs différentes études : elles se cantonnent aux États-Unis, aux entreprises du S&P 500, et à la population des dirigeants. Il est tout à fait possible que la diversité d’autres catégories de salariés — par exemple les commerciaux ou les opérationnels — se traduise par des effets sur la performance en vertu des explications habituelles. Notamment le fait de refléter la société et de multiplier les points de vue. Parmi les pistes de travail des 3 chercheurs figure d’ailleurs, dans les termes de John Hand, l’exploration « des causes et conséquences économiques de la diversité ethnique/raciale en dessous du niveau cadre dirigeant ».

Les enjeux d’une querelle de chiffres

Pour John Hand, « McKinsey bénéficie d’une telle réputation dans l’ensemble du monde du consulting, non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier, que ses études sur “l’argument financier en faveur de la diversité” [the Business Case for Diversity] ont été et continuent à être très influentes dans le monde de l’entreprise ». Une étude, citée par Bermiss, Green et Hand, nous apprend que 8 entreprises sur 10 au sein du Fortune 500 fondent leur politique en faveur de la diversité sur l’idée que celle-ci est financièrement rentable. Moins de 5 % légitiment leur stratégie de diversité par le fait qu’une telle démarche est juste.

Le « business case for diversity » est donc influent et fonde des décisions stratégiques. Dans le fond, quelle importance, si les décisions sont bonnes ? « Je ne pense pas que ces temps-ci, le monde de l’entreprise ait vraiment besoin promouvoir un discours en faveur de la diversité, estime John Hand, essentiellement parce que je considère les coûts et les risques comme excédant les bénéfices […] Le monde de l’entreprise gagnerait, tout bien considéré, à rester tranquille sur tout ou partie du sujet diversité pendant quelques années. En partie pour laisser retomber l’émotion, et en partie pour permettre à une réflexion plus rigoureuse de reprendre le dessus. »

On peut également souligner que le vrai est une valeur en soi, comme le juste. Les entreprises viennent voir les cabinets de conseil en stratégie pour avoir une vision objective, informée, surplombante de leur environnement économique et sociétal. Si les résultats de leurs études sont mis en doute, la crédibilité des cabinets ne peut qu’en pâtir. De fait, des efforts méthodologiques réels sont accomplis pour faire progresser la qualité des recherches : dans son nouveau « Baromètre Diversité des entreprises françaises » réalisé avec le Club 21e siècle, McKinsey propose une définition de la diversité fondée autant sur la nationalité que sur la catégorie socio-économique. Pour autant, on reste loin de la rigueur d’une publication universitaire.

Les cabinets de conseil en stratégie ne sont pas des centres de recherche académique. Mais ils en prennent parfois les atours : une structure comme le McKinsey Global Institute se fixe bien pour objectif de faire le lien entre recherche et action, avec l’ambition de promouvoir des décisions « fondées sur des faits ».

On pourrait objecter que les publications dans lesquelles sont parus les papiers de MM. Hand et Green pourraient elles-mêmes être considérées comme un peu périphériques par rapport au monde de la recherche académique proprement dite. Il s’agit bien cependant de revues à comité de lecture, dans lesquelles sont publiés des articles de recherche présentant toutes les formes extérieures, pour autant que nous puissions en juger, des publications universitaires. Si Econ Journal Watch, publié par le Fraser Institute, peut être soupçonné d’avoir un agenda politique, le Journal of Economics, Race and Policy est édité par Gary A. Hoover, un économiste spécialiste du sujet.

Quoi qu’il en soit, une controverse bien menée n’a pas besoin d’être adoubée par le sérail universitaire pour produire des effets bénéfiques. En l’occurrence, un débat argumenté ne peut que bénéficier à la qualité future, et donc à la crédibilité des recherches issues de cabinets de consulting. Plus de données, mieux de données, et les clients n’en seront que mieux conseillés.

McKinsey
Bertrand Sérieyx
02 mai. 2024 à 15:00
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commentaires (3)

Sans blague
04 mai 2024 à 13:47
Les etudes McKinsey, BCG ou Roland Berger n’ont strictement aucune valeur. Tout le monde le sait. Déprimant de voir certains cadres médiocres utiliser les conclusions bullshit de ces pseudo-études pour justifier n’importe quelle politique stupide mise en place en entreprise.

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HBS
02 mai 2024 à 16:19
L'article fondateur de D. Goleman dans la HBS ne mentionne pas la diversité 'visible' (e.g., raciale) mais la diversité 'd'opinions' comme source de création de valeur. Qui des trois ci-dessous apportera une perspective différente des deux autres ?
- un fils noir de diplomate africain élevé dans le XVIe
- un fils blanc de cadre blanc du CAC 40 élevé dans le XVIe
- un fils blanc de marin pêcheur du Finistère

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Écailles
02 mai 2024 à 16:12
Tout cela ne serait donc que de l’idéologie ?? Je n’ose le croire.

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Adeline
Monde
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