Au Canada, l’ancien patron de McKinsey sous le feu des questions parlementaires

Mercredi dernier, les parlementaires canadiens et leur compatriote Dominic Barton se sont séparés avec de nombreuses incompréhensions mutuelles après deux heures d’échanges. La chambre basse du Parlement enquête sur le rôle de son ancien cabinet, McKinsey, auprès du gouvernement fédéral, et sur ses liens avec le Premier ministre Justin Trudeau.

Florence Loève
09 Fév. 2023 à 14:00
Au Canada, l’ancien patron de McKinsey sous le feu des questions parlementaires
© Chambre des communes du Canada

Pendant deux heures, l’ex-managing partner monde de McKinsey Dominic Barton a répondu aux questions de députés canadiens, débitées sur un ton particulièrement pressant : chaque élu disposait de seulement six minutes à tour de rôle pour l’interroger – et certains étaient particulièrement remontés. Principale mission des parlementaires durant cette session : élucider les circonstances dans lesquelles McKinsey a réussi à faire croître aussi vite ses missions auprès du gouvernement fédéral. Le débat bouscule l’équipe du Premier ministre Justin Trudeau, depuis des révélations de Radio-Canada, en septembre dernier.

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Après la publication du montant des honoraires qui lui ont été versés par le gouvernement de Justin Trudeau, les deux principaux groupes d’opposition ont exigé la publication de tous les contrats passés avec la firme et la tenue d’une commission d’enquête parlementaire à court terme. Thomas Gerbet, journaliste chez Radio-Canada, auteur de ces révélations, explique à Consultor les raisons de son travail sur McKinsey et ses probables conséquences politiques.

Le média y expliquait que le gouvernement libéral de Justin Trudeau a octroyé 66 millions de dollars de contrats – chiffre réévalué depuis à plus de 100 millions – au cabinet ces sept dernières années. Soit bien davantage que les 2 millions payés par le gouvernement précédent, quant à lui conservateur. Dominic Barton est ici en ligne de mire. Outre son rôle en tant que patron monde de McKinsey entre 2009 et 2018, il présidait une commission en charge de réfléchir à l’avenir du Canada, mise en place par le Premier ministre en 2016. Désormais, le Canadien cumule les postes dans plusieurs conseils d’administration : il préside celui du géant minier anglo-australien Rio Tinto, et est aussi président non exécutif du fonds sud-africain Leapfrog Investments.

« Je n’ai pas été seul dans une pièce avec lui »

La relation de Dominic Barton avec le Premier ministre a constitué un point central du débat. Interrogé à de nombreuses reprises à ce sujet, l’ancien consultant a nié vigoureusement être un ami de Justin Trudeau – qui l’a aussi nommé ambassadeur du Canada en Chine entre 2019 et 2021. Face aux députés, sceptiques à ce sujet, Barton a affirmé être « choqué par ce qu’il lit dans les journaux », qui le décrivent comme proche de l’homme politique. « Je n’ai pas son numéro de téléphone personnel, et je n’ai pas été dans une pièce seul avec lui », a-t-il déclaré. L’ex-MD de McKinsey a raconté avoir rencontré Justin Trudeau dans un ascenseur, en 2013, deux ans avant son élection à la tête du pays.

Mettant à l’épreuve ses dires, différents députés ont fait allusion, à l’un des discours de Justin Trudeau remerciant Dominic Barton de l’avoir introduit à de nombreuses personnes à Davos et énumérant ses qualités ; un autre à une prise de parole de Chrystia Freeland, vice-première ministre. Intronisant Barton à son poste d’ambassadeur en Chine, cette dernière avait qualifié la relation de Trudeau avec Barton de « personnelle », et ajouté qu’il détenait un accès « proche et direct » au Premier ministre.

« Je pense que le Premier ministre a dit ces choses gentilles pour l’impact que j’ai eu, et non parce que nous sommes amis », a répondu plus tard l’intéressé, en faisant référence à son passage à l’ambassade de Chine. L’ex-ambassadeur a poursuivi : « J’essaie d’aider, et il y a cette intrigue selon laquelle je tirerais des ficelles. Je trouve ça triste et frustrant, car ce n’est pas ce que je suis. »

Dominic Barton a par ailleurs insisté sur la rigueur des procédures d’appels d’offres et de sélection auxquels les cabinets sont soumis pour décrocher des missions auprès du gouvernement : « Ce n’est pas basé sur les relations personnelles. » Aidé par les questions de plusieurs députés libéraux, l’ancien associé – qui a vendu ses parts il y a trois ans et demi en quittant le cabinet – a plaidé la cause de son ancien employeur. Assurant que le gouvernement canadien avait besoin de mieux former ses recrues, ainsi que d’accélérer sa « transformation technologique », il a conclu : « Je ne veux pas être dur, mais nous en sommes à l’âge de pierre, et nous devons dépenser de l’argent pour cela. »

À plusieurs reprises, Barton a enfin soutenu ne pas être au courant des contrats décrochés par McKinsey au Canada lorsqu’il dirigeait le cabinet, affirmant que là n’était pas son rôle. « En dirigeant McKinsey, je n’étais pas impliqué dans le détail des contrats », a-t-il déclaré à plusieurs reprises, et de souligner que l’étendue des activités du cabinet l’empêchait d’avoir une telle connaissance de ses missions. Barton a étayé son propos en rappelant qu’il avait déménagé en Asie en 1996, et ne suivait donc pas l’activité canadienne, assez réduite, de son cabinet.

Polémique sur le plan d’immigration massive

Ces réponses n’ont pas convaincu les élus, qui ont profité de la session de questions pour aborder de nombreux sujets polémiques au Canada. Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, entre autres, a vivement critiqué les recommandations du Conseil consultatif en matière de croissance économique, présidé par Dominic Barton. Dans son rapport de 2016, l’instance avait recommandé à Ottawa de recevoir 450 000 migrants par an d’ici cinq ans – un objectif soutenu par le groupe de lobbying qu’a fondé Dominic Barton en 2011, The Century Initiative.

Cette proposition a été reprise par le ministre de l’Immigration Sean Fraser cet automne : son ministère prévoit désormais l’accueil de 500 000 nouveaux arrivants d’ici 2025, dont le profil cible serait des étudiants étrangers ou des personnes détenant une expertise dans les secteurs en pénurie de recrutements. « Pour le Québec, c’est le glas », a alerté Yves-François Blanchet, très inquiet quant aux capacités d’intégration d’un tel nombre de migrants en peu de temps au sein de la culture francophone. Dominic Barton s’est défendu d’avoir une responsabilité dans le choix du gouvernement, avançant que le comité regroupait une quinzaine de personnes et qu’il n’y décidait pas seul.

« Que faisiez-vous de vos journées, en tant que managing director ? »

Autre sujet très sensible : le rôle de McKinsey dans la crise des opioïdes, qui fait rage dans le pays comme aux États-Unis. Le député conservateur Garnett Genuis a ainsi insisté sur les missions réalisées par McKinsey auprès du géant pharmaceutique américain Purdue Pharma, l’un des responsables de la crise. En février 2021, le cabinet avait accepté de payer une amende de 573,9 millions de dollars pour ses conseils au producteur d’OxyContin, le médicament de Purdue Pharma mis en cause. L’élu a donc interpellé Dominic Barton : « Mais Purdue Pharma ne vendait pas des chaussettes dans le sud de l’Ontario. Ces personnes gagnaient des milliards de dollars. Ils ont provoqué la crise des opioïdes. Ils ont inventé l’OxyContin, et la publicité pharmaceutique moderne. Ils étaient vos clients pendant 15 ans. Et vous n’aviez aucune idée qu’ils étaient vos clients ? Connaissez-vous un seul de vos clients ? Mais alors que faisiez-vous de vos journées, en tant que managing director ? »

Son interlocuteur n’a toutefois pas changé sa ligne de défense, rétorquant au député qu’il « devrait peut-être passer un peu de temps pour comprendre comment fonctionne un cabinet de consultants ». À un autre député, Barton a estimé que le travail auprès de Purdue était « légal », mais qu’il s’agissait d’une « erreur » à propos de laquelle il « se sentait très mal ».

Les autres cabinets ne sont pas en reste

Enfin, l’ex-consultant a tenu à rappeler, dès le début, que McKinsey n’était qu’un prestataire de services pour le gouvernement parmi d’autres. L’ancien consultant n’a pas hésité à mentionner certains de ses ex-concurrents : KPMG, Accenture et Deloitte, incitant les parlementaires à s’y intéresser également. Il reprenait ainsi la communication de McKinsey, qui a évalué sa part de marché lié au gouvernement fédéral à 5 %, dans un communiqué publié mi-janvier. Député du parti libéral dont est issu Justin Trudeau, Irek Kusmierczyk a avancé le chiffre de 3 % de contrats de conseil attribués par le gouvernement fédéral à McKinsey, sur le total de ceux octroyés à Deloitte, PwC, Accenture, KPMG, EY et McKinsey, entre 2005 et 2022 – minimisant ainsi le rôle de la firme.

Les élus souhaitent de fait approfondir leurs recherches sur les autres cabinets : le député du parti New Democrat Gord Johns a annoncé le 1er février qu’il souhaitait proposer une motion pour étendre le champ de l’enquête de la House of Commons à de nouveaux cabinets, dont Deloitte, PwC, Accenture, KPMG et EY. Quelques jours avant, lors d’une première audition à la House of Commons, la chercheuse en administration publique Amanda Clarke avait déjà alerté à ce sujet. Elle avait qualifié McKinsey de « distraction » déviant du problème principal : la dépendance du service public à des cabinets de conseil en général.

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Florence Loève
09 Fév. 2023 à 14:00
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Dominic Barton, secteur public, Canada, commission d’enquête, opioïdes, opiacés, enquête, justin trudeau
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2023-02-09 17:55:06
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