Benjamin Smith chez Air France : erreur de casting ou choix providentiel ?

 

« Benjamin Smith est l’ancien numéro 2 d’Air Canada où il chapeautait l’opérationnel avec des résultats excellents. Pour preuve, la compagnie a été élue pour la septième fois en neuf ans meilleure compagnie aérienne nord-américaine », dit Guillaume Blondon, associé fondateur de Mawenzi Partners dans une interview croisée accordée à Consultor, au côté de Didier Bréchemier, senior partner chez Roland Berger en charge des transports.

Grogne sociale, plan stratégique d’Air France, clarification des marques du groupe entre Transavia, Hop ! et Joon, participation de l’État au capital… : les deux associés décrivent les défis qui attendent Benjamin Smith et répondent aux questions de Consultor.

05 Sep. 2018 à 16:36
Benjamin Smith chez Air France : erreur de casting ou choix providentiel ?

 

Benjamin Smith Credit Air FranceConsultor : La nomination de Benjamin Smith chez Air France n’a pas fait l’unanimité. Est-ce un bon choix ?

Didier Bréchemier (D.B.) : C’est un choix. Benjamin Smith a l’expertise opérationnelle et incarne l’image de la plupart des compagnies aériennes nord-américaines qui ont su pivoter après avoir traversé de lourdes difficultés. De là à dire que personne d’autre en France n’aurait pu prendre ce poste, je ne le crois pas. Un manager français aurait pu conduire à bien cette tâche avec l’expérience française et européenne en plus. Tout du moins, avec Benjamin Smith, nous avons la garantie d’une certaine virginité : aucune implication dans le secteur au niveau hexagonal et européen, aucune association de près ou de loin à X ou Y projets chez Air France, ce qui est le cas de la plupart des cadres français du secteur. Page blanche pour lui à son arrivée chez Air France, donc.

Quels seront ses atouts lorsqu’il prendra ses fonctions au plus tard le 30 septembre ?

D.B. : Une véritable crédibilité : il a pour lui de connaître le métier, ce qui lui donnera du poids pour faire accepter les changements par lesquels la compagnie doit passer. Il a plus de facilité que ceux qui se sont succédé à la tête de la compagnie, qui tous étaient considérés comme proche de l'État. Cela lui donnera de la crédibilité, surtout dans les premiers mois, le temps de faire valider un plan stratégique et surtout de le mettre en œuvre, tâche la plus complexe.

Benjamin Smith était parvenu à pacifier les relations avec les agents de bord d’Air Canada par un accord de dix ans. Parviendra-t-il à réitérer chez Air France, sans y laisser sa chemise ?

Guillaume Blondon (G. B.) : Il aura face à lui des syndicats puissants qu’il aura à gérer. D’autant plus qu’il n’a aucune expérience des relations sociales françaises et européennes.

N’est-ce pas une lacune ?

G. B. : Ce n’est pas le contexte européen qui sera dur à appréhender mais la puissance de certains syndicats. Le syndicat des pilotes (SNPL, ndlr) a été jusqu’à présent l’une des principales sources de blocage. Benjamin Smith ne pourra pas passer en force. Chez British Airways, des efforts structurels importants ont été consentis sur les salaires et les avantages annexes. Peut-être faudra-t-il s’inspirer de la manière dont ces négociations ont été conduites.

En quoi consiste la stratégie qu’il doit déployer chez Air France ?

D.B. : Elle n’est en définitive pas si compliquée. Primo, il s’agit de définir clairement ce que la compagnie doit être à moyen terme. Secundo, de mettre réellement sur pied une offre low cost : l’offre Joon avait été positionnée de cette façon avant d’être présentée comme une offre pour les millenials. Tertio, de faire décoller une offre low cost paneuropéenne que Transavia n’est pas encore. Enfin, Air France devra améliorer sa performance opérationnelle et sa compétitivité.

G. B. : La stratégie que Jean-Marc Janaillac avait engagée me semble claire et je trouverais opportun qu’elle soit poursuivie par Benjamin Smith. Apaiser le contexte social est la priorité numéro un. Mais Air France a pour elle d’être bénéficiaire, et 2018 ne devrait pas démentir une conjoncture haussière du transport aérien civil en Europe. Ce qui n’empêche pas qu’il faudra batailler sur la compétitivité. Cela passe par des négociations avec l’État pour que la fiscalité appliquée à l’aérien civil en France soit alignée sur celle de plusieurs pays européens voisins mieux-disants. La compétitivité passe aussi par une grille de lecture plus claire des différentes marques du groupe. Transavia, passe à la rigueur : c’est la marque low cost européenne. Mais le positionnement de Joon et Hop ! n’est pas transparent. L’entreprise doit clarifier sa stratégie de marques.

Faut-il envisager de supprimer certaines de ces marques ?

Guillaume Blondon MawenziG. B. : Pour Joon, il est sans doute un peu tôt pour juger. L’idée de départ semble bonne mais le positionnement prix ne se distingue pas suffisamment d’Air France. Sur nombre de lignes, le tarif Air France — Joon est très proche. L’offre de Transavia doit être élargie, par exemple sur le long courrier pour proposer une offre réelle internationale. Le caractère premium d'Air France doit être encore amélioré et enrichi pour permettre de le facturer plus cher sur le modèle de Singapour Airlines ou Emirates Airlines. Ce qui a été commencé sur la french touch et la légère impertinence à la française d’Air France est prometteur et doit être poursuivi. Enfin, les synergies avec KLM doivent encore être développées.

Parmi vingt compagnies internationales classées selon le critère de la ponctualité, Air France compte dans le dernier quart de la liste. L’amélioration de la performance opérationnelle ne commence-t-elle pas là ?

D.B. : Delta Airlines, la compagnie la mieux valorisée du monde à 35 milliards de dollars, se démarque de ses concurrents notamment sur ce critère (dans ce même classement, elle figure 3e meilleure compagnie au monde, ndlr). La compagnie américaine appuie sa stratégie sur sa promesse d’être la compagnie la plus ponctuelle. Bien sûr, Delta Airlines affiche des marges profitables. Mais d’autres compagnies de taille comparable ont des marges autrement plus importantes et ne sont pas valorisées autant. Dans la ponctualité se joue un des facteurs déterminants de la constitution d’une marque mondiale.

D’autres réorganisations internes doivent-elles être envisagées ?

G. B. : Air France a mis sur pied début 2018 une direction de la stratégie et de l’innovation. Sur ce point, Air France n’a pas dit son dernier mot. Air Canada, dans la relation client, s’est par exemple illustrée par la création d’un chatbot Alexa d’Amazon. En 2015, Air France avait pour ambition d'enrichir sa relation client pour créer davantage de valeur. Je pense que d’autres efforts et idées dans ce domaine peuvent émerger.

D.B. : Il est nécessaire d’arriver à des segments de marché beaucoup plus clairs entre court, moyen et long-courriers, et entre la legacy (compagnies aériennes traditionnelles par différence avec les compagnies low cost, ndlr) dont les enjeux ne sont pas du tout les mêmes. Sur ce point, la gouvernance doit être revue.

Benjamin Smith devra commencer par se choisir une équipe. Doit-on encore creuser le sillon extra-européen ?

D.B. : L’exécution d’un plan stratégique dans un environnement anglo-saxon prend quelques jours, contre plusieurs mois en France. Des managers français seront incontournables pour appréhender un contexte social épineux mais une veine anglo-saxonne dans la gouvernance d’Air France a du sens.

G. B. : En tant que Nord-Américain, je pense qu’il pourra apporter des méthodes nouvelles. A fortiori, une étude conduite sur la valeur-ajoutée apportée par 600 CEO lors de leur prise de fonction a montré qu’être un outsider peut être un atout : en moyenne un tel CEO génère plus de valeur pour les actionnaires.

Avec une rémunération totale qui pourrait atteindre trois millions d’euros par an, Benjamin Smith sera-t-il trop payé ?

D.B. : Je ne sais pas répondre. Que cela heurte moralement en France, c'est possible. Mais ce n’est pas cela qui mettra en péril la rentabilité de la compagnie. Si l’objectif est de remettre Air France — KLM dans le sillage de ses grands frères internationaux, la rémunération fait partie des incontournables. Ceci dit, ce niveau de rémunération ne le mettra pas dans une position facile au moment d’aborder un de ses premiers dossiers : la hausse des salaires demandée par l’intersyndicale de la compagnie aérienne.

Au début de l’été, c’est Philippe Capron (HEC, Sciences Po, ENA), le directeur financier de Veolia, ancien directeur financier de Vivendi et ancien partner de Bain (1992 à 1994), qui figurait parmi les favoris pour prendre la tête d’Air France-KLM. Il a finalement annoncé son retrait et critiqué le poids de l’État, actionnaire à 14 % d’Air France. Est-ce un obstacle ?

Didier Bréchemier Roland BergerD.B. : Ne pas avoir un État en coulisse donne plus de liberté au management, c’est sûr. Pourtant, la gouvernance d’une compagnie nationale n’est jamais totalement distincte de l’État. Bristish Airways ne compte pas l’État britannique parmi ses actionnaires mais à la première difficulté sérieuse, le Premier ministre appelle son CEO directement. La sortie complète de l’État est une opportunité. Elle permettrait d’augmenter la place de Delta Airlines et China Eastern dans le capital de la compagnie. C’est un mouvement intelligent qui donne une ampleur plus globale au pavillon tricolore. Une autre partie de ces parts pourrait aller aux salariés en encouragement de gains de compétitivité.

Le groupe Accor s’est aussi déclaré acheteur…

G. B. : Accor et Air France, c’est une histoire qui dure depuis vingt ans. Nombre de partenariats, sans même parler de participations capitalistiques, ont été envisagés pour construire un leader du voyage. En tout cas, la compagnie a besoin de stabilité pour affronter un climat social tendu. Ce qui n’exclut pas des changements mineurs de la structure du capital d’autant plus que la compagnie reste très bénéficiaire. Delta doit voir d’un bon œil l’arrivée d’un Nord-Américain à la tête d’Air France et pourrait être tentée de faire du lobbying pour augmenter sa part. Mais, attention, prudence quant à des ouvertures de capital à des acteurs extra-européens qui mettraient à mal la stabilité de la compagnie dont l’État restera une partie prenante prédominante, actionnaire ou non. S'il y a cession de parts, je privilégierais un acteur européen du type d’Accor. A contrario, conserver l’État au capital pourrait être une bonne manière de s’assurer une marge de négociation sur des baisses de charges. Benjamin Smith ne semble pas être un homme à tergiverser ni à attendre que ses actionnaires lui disent comment agir. Voyons les décisions qu’il va prendre d'ici octobre.

Propos recueillis par Benjamin Polle pour Consultor.fr

Didier Brechemier Guillaume Blondon
05 Sep. 2018 à 16:36
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commentaires (1)

Djibril Consulting
05 Sep 2018 à 17:01
"l’offre Joon avait été positionnée de cette façon [low cost] avant d’être présentée comme une offre pour les millenials" -> Faux ! Joon n'a pas pour objectif de proposer des vols low cost. Elle sert de centre d'experimentation pour le Groupe dans l'optique de tester et potentiellement d'industrialiser des services innovants afin d'améliorer l'experience client "on board" de demain. Enfin je crois, le lancement à été plutôt chaotique.

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Didier Brechemier Guillaume Blondon
2022-06-30 20:28:21
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